Image : portrait de Zoé Oldenbourg
Zoé Oldenbourg
17 septembre 2023
Je suis née sur le Vassilievski Ostrov (l’île Basile), sur la 1ère ligne, dans l’appartement de mes grands-parents maternels.
Ville adorée et détestée, ville jeune au destin étrange. Bâtie à la fin du XVIIIème siècle. Sur des marais parsemés d’îles. On a comblé l’eau des marais par des millions de troncs d’arbres ; la pierre manquait dans la région. On dit que des dizaines de milliers (ou des centaines) d’ouvriers sont morts à la tâche, leurs corps mélangés aux millions de troncs d’arbres.
Toute artificielle, la ville, le sol fait de matière vivante desséchée, pourrie, fossilisée. En quelques décennies on a, sur une surface grande comme Paris, créé ou consolidé une terre assez forte pour soutenir d’innombrables bâtiments de pierre et de brique (et de bois). Une ville qui malgré de fréquentes inondations tient debout. Enfin, peu de temps, près de trois siècles, mais on suppose qu’elle tiendra encore.
« Fenêtre ouverte sur l’ Europe ». La Néva est un fleuve court, mais aussi large que le Rhin et le Danube à la fin de leur parcours. C’est le déversoir des lacs, - trois grands lacs qui, par ce majestueux canal, font couler leurs eaux vers le golfe de Finlande. Rives enchâssées par des quais de granit, réunies par des ponts qui s’ouvrent en leur milieu au passage des grands navires. Pétersbourg est un port.
La Néva est, par endroits, large de plus d’un kilomètre. Il y a des îles. Et beaucoup de canaux. Le quartier de Vassilievski Ostrov (île Basile) est bel et bien une île. Une île traversée par trois avenues, coupées par une dizaine de rues parallèles.
Pierre le Grand voyait grand ; dans cette ville, places, avenues, jardins publics, tout est vaste, une ville toute d’espaces découverts. À la mesure du fleuve qui la coupe en deux, en trois ; en maints endroits réuni par de larges canaux.
Je connais mal cette ville. Mes souvenirs se bornent au Vassilievski Ostrov, et à la rive d’en face. Sur cette rive se dressent les grands bâtiments officiels et célèbres : l’Amirauté, l’Ermitage, le Palais d’Hiver, la cathédrale Saint-Isaac, la Statue de Pierre Le Grand, cavalier de bronze s’élançant en avant du haut de son immense rocher en forme de vague. Il y a aussi des colonnes, d’autres statues et des places vastes et vides, - du moins étaient-elles vides de « mon » temps.
La rue était déjà couverte d’eau. Et maman nous revient, avec notre tante Natacha et une jeune femme inconnue : elle les avait rencontrées devant la porte de l’immeuble, où elles avaient cherché un abri, et l’eau montait toujours. Rien à faire, Natacha et l’inconnue n’avaient qu’à passer la nuit chez nous, plus moyen de sortir dans la rue.
Il faut dire qu’Hélène et moi – et les femmes aussi – commençaient à trouver l’aventure presque drôle. Excitante ? Collées aux fenêtres nous regardions le niveau de l’eau monter rapidement. Il touchait aux fenêtres des rez-de-chaussée.
Sur le Moyen Prospect un tramway était arrêté, à moitié plongé dans l’eau. La rue et le Prospect étaient des canaux. « Mais c’est Venise ! » s’écria maman.
Si des tramways marchaient encore à ce moment-là, il faut croire que la montée des eaux avait été foudroyante. « Seigneur, et les bouches d’égoût ! Pourvu que personne ne commette la folie de sortir, même pour traverser la rue ! » Les passants, s’il y en avait (et il y en a eu) étaient dans l’eau jusqu’à la poitrine, voire jusqu’aux épaules.
J’ai retrouvé notre 14ème Ligne, et notre école. Laquelle n’a pas bougé et gardait un aspect vieillot. La rue n’avait pas changé, - sauf, justement, la maison que nous avions habitée, qui avait dû souffrir de bombardements et a été remplacée par une maison neuve. Et le long des murs des lignes tracées non pas au crayon mais par quelques pointes d’acier : la marque de la hauteur des eaux au jour de l’inondation. Environ 1m.50. Ou moins, suivant les quartiers.
[...]
Cette incursion dans l’avenir… de 1925 à 1961. Mon Petersbourg est toujours d’avant 1925. Ces quelques années au cours desquelles la ville abandonnée avait repris un aspect normal, presque prospère. Je revois encore une vitrine où étaient exposés des sous-vêtements et des corsets, en satin rose pâle, avec des dentelles, c’était le grand luxe, me semblait-il. Et quelle idée bizarre : fabriquer de si belles choses pour des sous-vêtements ! En général on s’habillait bien, les enfants de notre milieu en tout cas. Nous étions parmi les plus pauvres, encore la femme de grand-père nous offrait-elle de temps à autre des vêtements, je me souviens de robes écossaises à carreaux rouges et vert foncé. Nos autres vêtements étaient bleu marine, et… mes pauvres chemisettes, culottes, corselets, vraiment en mauvais état. D’autres filles avaient des jupons brodés de dentelle. Je me souviens de ce jour où je fus à mes propres yeux humiliée – lors d’une fête enfantine chez une camarade ; on devait mettre en scène la fable « La Cigale et la Fourmi ». En russe (d’après la traduction de Krylo) on dit : « la Libellule et la Fourmi », et il y avait deux libellules, l’un des deux personnages muet ; elles dansaient ensemble. Mon amie Katia Alexandrov était la fourmi. Très jolie dans son costume collant noir et son rond bonnet noir (elle avait un teint de fleur). Les libellules étaient vêtues de gaze et de tulle vert pâle, et portaient des ailes de tulle transparent monté sur fil de fer. Je devais être la libellule muette. J’en frémissais d’avance, de joie. Et – horreur ! – je me rendis compte que je ne pouvais me déshabiller devant mes amies, que mes sous-vêtements étaient trop minables, et même sales. Rien à faire : je prétextai une insurmontable timidité et laissai le costume tant convoité à Alénouchka Van der Vliet, la cousine de Katia. Je regardais le charmant ballet improvisé, dans mon coin, avec les autres filles et les adultes, me sentant si insignifiante, si méprisable dans ma pauvre robe de lainage bleu marine. Si bête, aussi : jouer cette comédie de la « timidité », alors que je n’étais nullement timide. Mais peu à peu, et avec les années, je le devins – à cause de mes vêtements toujours plus pauvres que ceux des autres. Comme cela compte, les vêtements, pour une fille ! Je voulais tant être jolie.
On m’a reproché mon manque de coquetterie. Mais le moyen de devenir coquette quand, à dix ans, à quatorze ans… on porte de vieux vêtements qu’on vous a donnés par charité, souvent démodés ou disgracieux, ou pas à ma taille. On achète que des chaussures les moins chères de tout Paris, papa s’ingéniait à trouver les magasins vraiment les moins chers. Pas de sa faute, nous avions peu d’argent, mais cette manie du « moins cher possible » m’agaçait.