Un passage entre vous et nous, peut-être. Un chemin balisé ? Non, pas tant. Mais un quelque chose, c’est certain.
Un passage est un endroit qui par sa nature même impose de ne pas y rester, mais qui, lui, reste. Un passage est donc toujours un paradoxe entre fixité du lieu et nomadisme du passager. Et peut-être est-ce là une première caractéristique de la littérature : le passager disparaît, mais le passage persiste, comme un trou de ver créé par le langage à travers le temps et l’espace.
Parlons de passages, oui, de passages et non d’impasses. On ne lit pas pour atteindre la fin d’un livre. Point. Un mot cache et dévoile à la fois son référent. Il est un passage : par lui, le passager atteint la réalité, l’idée, la pensée, la chose cachée. Et nous, lecteurs, passons d’un mot à un autre, d’une phrase à une autre et nous engageons dans une multitude de passages. Et passant des heures à lire, nous passons le temps, car le temps est un passage, comme les gens qui passent autour de nous. Mais, passer, c’est également ce que fait l’individu qui passe son tour, qui s’arrête donc. Étrangement, passer c’est parfois s’arrêter. Des passages contradictoires, différents, s’interpénètrent, à croire que notre existence est faite de passages divers (et d’été).
Si le livre est un passage, alors il a peut-être conservé quelque chose du passager. On se retrouve dans un livre, dans une lecture d’enfance par exemple. C’est peut-être cela que retient le passage, cette fragmentation temporelle que d’aucuns nomment souvenir. Mais se revoir lire un passage n’est-il pas un signe de ce que le passager, réciproquement, emporte un peu de ce passage ? Que dire des fantômes littéraires qui hantent nos existences ?
Un poncif dit que la littérature nous évade, qu’elle nous permet de voyager. Ce poncif ne dit pas — il n’est pas vulgaire ! — que la littérature nous laisse bêtement à notre place. Le poncif ponce, il ne pense pas. Il ne cherche pas à comprendre comment Le Capital a bouleversé une partie de notre monde, ou comment le dernier livre d’untel n’y a rien changé. Il y a des passages qui nous font passer d’un état à un autre et d’autres qui nous font tourner en rond. Je pars rue Marcel Couturier, je prends le passage d’Hiver, je m’engage dans celui Germaine Taillefer et me voilà de nouveau rue Marcel Couturier. Inversement, il y a les lignes droites : quand je m’y engage, je ne peux que continuer, m’arrêter ou faire demi-tour. Ça ne trompe pas, un passage en ligne droite.
Des passages sont accueillants, d’autres non : il y a ceux qui ouvrent sur des cours arborées, qui conduisent à de petits cafés ou à des galeries feutrées, et ceux où un clochard se réfugie sur un matelas humide, où une femme est volée et une autre violée. On avance avec crainte ou avec familiarité, c’est selon. Dans l’un nous sommes à la maison, dans l’autre nous sommes indéniablement ailleurs. Cela n’a rien à voir avec l’histoire. J’ai lu Dans le jardin de l’ogre de Leila Slimani et je m’y sentais chez moi. Pourtant, on pourrait s’attendre à ce que j’aie été dérangé par ce personnage de nymphomane, mais non, j’étais parfaitement à l’aise, parce qu’en définitive ce n’est pas l’intrigue qui est le passage. C’est l’écriture.
Vous ne croyez pas à ma rêverie ? « Vous dites n’importe quoi, l’écriture est certes un passage, mais il n’y a pas de passage sans passagers. Sans passagers, que le passage existe ou non, on s’en moque. Combien de passages sont morts de ne pas avoir été passés ? Le passage, c’est le passant, le passeur… Le lecteur ! » C’est affreusement vrai. Affreusement parce que l’architecte ne sait jamais d’avance comment son passage sera passé. Trop vite, sans doute. « Pourquoi ces gens se pressent-ils tant ? » Pourquoi dévorer un livre, si l’on s’y sent bien ? Paradoxe du lecteur qui lit en peu de temps ce qu’il prend tant de plaisir à lire. Passe donc, lecteur, mais passe moins vite ! Attarde-toi. Alors tu comprendras que le passage vaut pour lui-même, et que tu en es la clé.
Malo de Bizien, au nom des Jeunes Caractères
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