Image : Illona Dagorn
Éric Sanvoisin
21 mai 2023
Le terme "incipit" vient du verbe latin "incipire", "commencer". L'incipit sert à désigner le début d'un roman.
On peut dégager plusieurs fonctions :
1) Il a une valeur d'annonce et programme la suite du texte. En effet, il définit le genre du roman (roman épistolaire, roman réaliste...) et les choix de narration (point de vue, vocabulaire, registre de langue...) de l'auteur.
2) Il doit accrocher et séduire le lecteur. L'attention et la curiosité de celui-ci doivent être stimulées par l'imprévisibilité du récit, l'adresse directe, la confrontation à une énigme ou l'entrée immédiate dans l'intrigue.
3) Il crée un monde fictif en donnant des informations sur les personnages, le lieu, le temps. Des descriptions intégrées à la narration permettent de répondre aux différentes questions : Où? Quand? Qui? Quoi? Comment? Pourquoi?
4) Il permet au lecteur de rentrer dans l'histoire en présentant un événement important, ou une scène secondaire qui va éclairer certains aspects de l'intrigue, etc.
On distingue quatre types d'incipit :
L'incipit dit ''statique'' : fréquent dans les romans réalistes de Balzac par exemple, il est informatif. Il décrit avec une grande précision le cadre de l'histoire et ses personnages, mais aussi le contexte historique, social, politique et économique de l'action. La multitude de détails suspend l'action et met le lecteur en état d'attente.
L'incipit dit ''progressif'' : il distille petit à petit des informations mais ne répond pas à toutes les questions que peut se poser le lecteur.
L'incipit dit ''dynamique'' ou encore "in medias res" : il jette le lecteur dans une histoire qui a déjà commencé, sans explication préalable sur la situation, les personnages, le lieu et le moment de l'action. Héritée du genre épique, cette technique à l'effet dramatique immédiat est surtout utilisée dans les les romans du vingtième siècle.
L'incipit dit ''suspensif'' : il donne peu d'informations et cherche à dérouter le lecteur.
Ayant publié une centaine de romans pour la jeunesse, j'avoue sans honte qu’en matière d’incipit je suis pratiquant mais pas théoricien. C’est la raison pour laquelle j’ai cité en préambule une présentation de l’incipit proposée par l’Éducation nationale. C’est donc ainsi que l’incipit est enseigné et décortiqué…
Je ne citerai pas les incipit les plus célèbres, vous les trouverez sans peine sur Internet. Ce « top 50 » donne parfois l’impression qu’une œuvre se résume à son incipit ! Et, détail cocasse, ce dernier est parfois plus connu que le texte lui-même. Comme s’il suffisait de mémoriser le début d'un roman pour en connaître le contenu.
Qu’est-ce qu’un incipit réussi ? Je n’en sais fichtre rien ! Tout simplement parce que les incipit sont un peu comme les légumes que nous mangeons. Certains les aiment, d’autres pas. Certains adorent les artichauts mais détestent les endives. Certains les préfèrent cuits, d’autres crus. Tous les incipit sont nourrissants mais tout le monde ne les digère pas de la même manière.
L’analyse des incipit débouche sur un descriptif et un classement normatif. Cela n’a évidemment rien de scientifique. Si des règles encadraient et définissaient la rédaction d’un incipit, il faudrait vite les oublier, le seul incipit universel étant sans conteste : "Il était une fois..."
Quand je range des chariots de romans (ce qui m’arrive régulièrement puisque je suis bibliothécaire), j’en ouvre certains pour en découvrir les premières lignes. Je suis un boulimique d’incipit ! Hélas, je suis souvent déçu. De nombreux incipit me semblent pâlots ou quelconques. Sans doute suis-je victime d’une sorte de déformation professionnelle : quand on écrit pour la jeunesse, enfants ou adolescents, on sait que l’accroche doit être rapide et efficace. Il faut vite susciter l’intérêt ou la curiosité du lecteur pour ne pas le perdre et ça ne me dérange pas. En littérature pour adultes, on peut commencer piano ou pianissimo, le lecteur est plus patient. En littérature pour la jeunesse, allegro et fortissimo sont de rigueur ! Si l’histoire ne commence pas assez vite, le petit lecteur zappe ou va voir ailleurs pour trouver des pages plus appétissantes.
Pourquoi est-ce que je tiens tant à vous parler des incipit ? Parce que ce sont des passages. Non… des portes ! Certaines donnent envie d’entrer, d’autres pas. Les auteurs ne sont pas les seuls responsables. C’est aussi une question de sensibilité du lecteur.
Quand je commence un roman, je ne me pose jamais la question suivante : "Alors, aujourd’hui, quel type d’incipit vas-tu utiliser ?" Même si l’écriture est une somme de sueur et de ratures, d’inventions et de torture mentale, de découragement et de jubilation, elle ne se résume pas à cela. Elle est avant tout intuitive, énigmatique, émotionnelle et aventureuse. L’incipit est juste une des étincelles qui met le feu aux poudres. Ni plus, ni moins. Ce n’est pas tout à fait une porte, comme je l’ai affirmé plus haut, mais la poignée de cette porte.
Quand je commence un roman, donc, je suis guidé par la volonté de me donner envie de l’écrire, en me disant que cette même volonté générera peut-être chez le futur lecteur l’envie de le lire.
Je vais maintenant vous soumettre des exemples d’incipit qui ouvrent certains de mes romans, sans vous révéler de quel livre il s’agit (je les ai finalement ajoutés en notes, ça fait plus sérieux !). Posez-vous alors la question : ai-je envie de continuer ? Suis-je tenté d’arrêter ? Peu importe la raison ! Ce qui compte, c’est que cette envie vous chatouille… Et tant pis si vous n’êtes pas chatouilleux ! Je veux dire par là : si vous n’êtes pas convaincus, laissez tomber le livre. Il ne vous en voudra pas.
Bien sûr, si vous êtes indécis, vous continuerez encore un peu...
Les romans dont il est question s’adressent en théorie à des enfants entre 7 et 12 ans. Certains sont récents, d’autres plus anciens. Certains sont épuisés, d’autres sont toujours accessibles en librairie. Ils ne sont certes pas plus extraordinaires que les autres mais je les aime bien et je ne les renie pas. Je les réécrirais sans doute différemment aujourd’hui.
Au fond, je me rends compte à quel point l’incipit revêt une importance démesurée en littérature jeunesse : les jeunes se découragent plus vite que les adultes, même si bon nombre d’entre eux lisent davantage que leurs parents. C’est un paradoxe amusant ! Certains parents aimeraient que leurs enfants soient de gros lecteurs alors qu’eux-mêmes ne lisent pas ou presque pas. Montrer l’exemple n’a rien d’anodin.
Ah ! Une dernière chose ! Un incipit, dans un roman, n’est qu’un détail. S’il constitue la poignée de la porte, alors le titre, la couverture et la quatrième de couverture en représentent la serrure… Vous savez, cette serrure par laquelle vous avez envie de jeter un œil pour essayer de voir ce qu’il y a derrière la porte, afin de vous décider à l’ouvrir ou à la laisser fermée, ou bien à partir en courant en cas de bruits suspects !
L’incipit n’est donc qu’une toute petite partie du passage de la réalité à la fiction…
Notes :
1) Le garçon aux oreilles en feuille de chou, éditions Oskar, 2009
2) La nuit des nains de jardin, éditions Flammarion, 1999
3) La dernière nuit d’Alouine, éditions Milan, 2003
4) À la poursuite du livre des secrets, éditions Oskar, 2016
5) Ma petite sœur d’occasion, éditions Nathan, 2016
6) Le magicien d’Os, éditions Balivernes, 2019
7) À la belle étoile, éditions du Muscadier, 2018
8) Le buveur d’encre, éditions Nathan, 1996
9) Mon cœur dans la tempête, éditions Utopique, 2021