L’ÉTRANGÈRE
J'accueille en moi une étrangère,
j'ignore sa nationalité.
Elle me ressemble d'étrange manière
et n'aime pas être regardée.
Elle parle une langue familière
que je ne peux pas répéter.
Souvent elle pleure, l'irrégulière,
elle n'aura jamais de papiers.
Je porte en moi une immigrée
d'un pays où l'on désespère.
Elle résiste depuis des années
et moi longtemps, j'ai laissé faire.
Je l'abrite du bon côté,
je la voile de ma bannière.
Elle a très peur d'être expulsée,
en moi elle tremble, mon étrangère.
Je vis avec une réfugiée
qui ne repartira jamais.
Elle m'habite comme j'habite la terre,
elle n'a d'autre lieu où aller.
Parfois en moi on la repère
à ses yeux tristes d'exilée...
De poèmes en tapis de prière
je noue ma vie à ses côtés.
2002
*
Margaux Carol, Titre provisoire dernier, 2022
*
DUNES FRAGILES
Nos vies s'effritent lentement
telles les dunes sous le vent
quoiqu'on fasse le sable passe
évanoui sans laisser trace
Tant de gens pleurent silencieux
un passé que rien ne ramène
une vie aux grains si soyeux
que seule la mémoire engrène
Aucun cordon aucun système
ne fortifie la dune humaine
tressée de chair et de sang
pailles dispersées par le vent
11 mai 2021
*
MÉMOIRES ENVOLÉES
Porté, transporté, déporté
le corps aux arrêts
ballotté
du ventre chaud de naguère
au train en gésine de l'enfer
emporté
voies déferrées de l'espoir
longues, jours sans pain et sans voir,
vides comme des avortées.
Portés, transportés, déportés
corps acculés aux barbelés
aux cris rentrés
aux corps perdus, solitude de l'œil.
Nuits de forceps et de brouillard
corps dérisoires
corps absolus
nus des membranes du rêve.
Portés, transportés, déportés
corps des incarnés, torturés,
des enfants effondrés, souffles empoisonnés.
Ventre foisonnant des fours
nombrils fertiles des cheminées
chair contre chair
os contre os
corps allégés qui s'enlacent
pendus aux cordons crématoires...
corps en fournées.
Prière : Mère des nuages qui passent
grosse de toutes les fumées
retiens les mémoires envolées
Mère des nuages fugaces
ventre bleu des nuits éparses
recueille en toi l'urne étoilée
Mère des nuages, retrace
aux yeux oublieux du passé
le souvenir des déportés.
À mon grand-père disparu à DACHAU
10 juillet 2002