Image : Les Jeunes Caractères
Sarah Mariez
01 novembre 2023
« C’est le destin de l’eau, de s’échapper. » (p.83)
Ça commence avec le départ d’Odile. Un matin, elle suit un banc de poissons qui l’appelle, nuit après nuit, comme une voix, à descendre le ruisseau du jardin. Peut-être parcourt-elle toutes les terres et tous les océans ; peut-être se dissout-elle dans l’eau tiède du ruisseau qui chante ou dans la brume du matin. Elle laisse, endormis dans le creux douillet de la maison que son mari et elle ont construit dans le secret d’une petite colline, trois enfants qui devront apprendre à grandir sans mère et Ferment, qui devra devenir père sans elle.
Après la sidération de la disparition vient le moment du deuil, que chaque membre de la famille vit différemment : alors que Ferment tente de colmater des fuites dans la maison qui lui échappent inextricablement, un peu comme le cours de sa propre vie, Béguin, l’aîné, s’engage dans l’épreuve solitaire de l’adolescence et Chiffon, le cadet, qui avait toujours été le plus sensible, le plus poète, se mure dans le silence. Reste Zizi. Zizi est si petite, si fragile, personne ne sait si elle comprend vraiment. Zizi, c’est la jovialité de tout l’univers enfermé dans un petit corps de chair.
« Ils sont fous, ces deux-là ! Emplis d’eau et de marais spongieux, habités par des brumes sans mémoire, ils voyagent dans des paysages qui sont comme eux, sans âge ni origine. » (p.108)
Comment vivre avec le deuil ? Chaque personnage réagit à sa manière, mais finalement, chaque personnage s’enferme dans sa propre névrose. Dans ce roman polyphonique, les secrets mettent longtemps à être révélés et s’explorent en même temps que les entrailles de la maison. Sous le vernis d’une vie qu’on essaie de maintenir normale, les brèches ne cessent de s’ouvrir. Il y a la colère de Ferment, père abandonné et livré à lui-même, qui se démène pour tenter d’élever ces trois enfants qu’il ne comprend plus tout à fait et qui se bat pour maintenir debout leur maison tombant en ruines. Il y a la forteresse que Béguin se construit pour échapper à l’anormalité de cette famille amputée de sa mère et qui ne rêve que de partir et de s’échapper, de fuir ce fleuve noir, ce ruisseau qu’il retrouve où qu’il aille, dans les villages alentours aussi bien que dans les yeux d’Elvire, son premier chagrin d’amour. Il y a Chiffon et ses cartes, qu’il se met à peindre frénétiquement sur tous les morceaux de tissu et de papier qui lui tombent sous la main, car Chiffon aussi rêve d’ailleurs, il rêve de paysages inconnus, de crêtes à escalader, de vallons à franchir, de grottes souterraines où le temps a endormi des êtres dans la pierre. Il y a Jeanne, il y a Michel, et puis il y a Zizi. Le roman commence par ces mots : « Je me souviens de tout. » Zizi tente, tout au long du roman, de se construire en portant sur ses épaules le poids de toute la joie dont elle est la dernière garante au sein de la famille. Son innocence, sa naïveté, son caractère bien trempé, ses frères et son père s’en abreuvent pour ne pas être emportés dans la folie par leur chagrin, jusqu’à s’écrouler.
Car la folie innerve le roman comme le ruisseau, le petit jardin de la famille : chaque personnage se retrouve confronté à l’épreuve de la douleur et de la solitude qui se muent en manie. Ferment, dans un geste à la fois magnifique et désespéré, tente de transformer le sous-sol, dernier pilotis sur lequel repose la maison, en serre tropicale, en le forant, le creusant, le fragilisant toujours plus, menaçant la maison, la famille, de s’écrouler. Chiffon trouve refuge dans les profondeurs de la terre et y consacre sa vie et toutes ses pensées. Zizi, seule, incomprise, rendue prisonnière de l’enfance par des frères et un père qui ne sont pas prêts à la voir grandir, s’enfonce peu à peu dans des limbes tristes et obsédantes - proches de celles de la dépression nerveuse - qui ne la laisseront pas tant qu’elle ne leur aura pas cédé une partie d’elle.
« Quelque chose crie en moi, je ne sais pas quoi. » (p.115)
Une mère s’en va, mais un père revient : quelques mois après la disparition d’Odile, figure (grand-)paternelle providentielle, un homme fait une entrée fracassante dans la vie déjà bouleversée de la famille, qui dit être le père biologique de la disparue. Peut-être y croient-ils au début. Peut-être n’y ont-ils jamais cru. Peut-être comprennent-ils qu’ils ont là une autre âme brisée en quête de quelque chose de plus grand qu’elle. Il ne leur en faut pas plus pour lui faire une place chez eux. Marcel Tremble apporte l’équilibre et la douceur qui avait peut-être longtemps manqué à la famille. Mais dans ce roman entre la vie et la mort, l’apaisement ne vit jamais très longtemps et tout bascule à nouveau à la mort du doux vieillard.
« J’avais une femme, elle a disparu, sans laisser de traces. Ou plutôt : sans laisser des traces de sa mort, parce que, des traces de sa vie, les nôtres en sont remplies. Ce sont les révoltes de Béguin, les obsessions de Chiffon, les rires et les chagrins de Zizi… Leur mère est partie tout en restant en eux ; et moi, je ne peux plus être un éternel tourment. » (p.136)
C’est le retour à la douleur du manque, du manque qui recommence à prendre toute la place. La disparue est finalement le personnage qui prend le plus de place dans le roman et dans le coeur des autres, dans les colères nocturnes de son mari désemparé, dans l’incompréhension hébétée des trois orphelins qu’elle a laissés. Tout s’organise autour d’elle, et autour de cette maison, si mystérieuse, si branlante et brinquebalante, qui est encore toute habitée de sa présence. Les autres trouveront leur salut autour d’elles : ils laisseront partir la première en quittant la seconde. Car cette famille tente pendant longtemps non pas de se reconstruire sans Odile, mais de se reconstruire sur son absence ; or, bâtissez une structure sur quelque chose qui manque et elle finira toujours par s’effondrer. La maison comme la famille paraissent privées des fondations dont elles ont besoin pour rester debout, et au milieu de tout, il y a cette étrange source d’eau qui commence à couler au centre du foyer dans les jours qui suivent la disparition d’Odile, qui précipite le départ du mari et des enfants qui doivent ré-emménager dans le cabanon au bout du jardin, qui sculpte le jardin. L’on ne saura jamais d’où elle vient. L’on ne saura jamais la contenir, ou du moins, pas pour longtemps. Tous auront cependant l’intuition intime et certaine qu’elle est ce qui leur reste d’Odile. Peut-être est-ce pour cela qu’ils ne parviendront que très lentement à se résoudre à quitter cette maison abandonnée où ils ne peuvent plus vivre et qui les étouffe tous à petit feu ? Sous le côté très poétique, onirique, vraiment beau du roman de Bérengère Cournut, court aussi quelque chose de beaucoup plus sombre et d’inquiétant, qui se terre dans la souffrance sourde de ces trois enfants qui semblent voués à perdre le bonheur, ou du moins la tranquillité, au moment où ils le trouvent et de ce père qui s’enfonce seul dans la folie.
« Depuis bientôt dix ans que tu as disparu, tu fais plus que nous hanter — tu nous meus chacun notre tour. » (p.177)
Une souffrance silencieuse et solitaire ronge les personnages, littéralement, jusqu’à les consumer. Elle ronge le corps de Zizi jusqu’à ce qu’on doive en retirer les parties les plus affectées, et elle dévore sa présence dans le roman : d’abord unique narratrice de cette histoire un peu étrange, un peu triste mais surtout très belle, elle tend à se faire éclipser par ces voix d’hommes qui s’affirment autour d’elle et ont, eux aussi, une douleur à exprimer, à extirper. Tandis que tous s’inquiètent de son effacement dans la vie, de son extinction progressive, la voix de Zizi se fait toute petite jusqu’au bord de la disparition, à son tour. Tandis que la présence de l’eau se fait plus inquiétante et ne cesse de croître dans la narration et dans l’esprit des personnages, peuple leur conscience aussi bien que leurs rêves, tous doivent lutter pour ne pas être emportés par son courant. Les personnages la fuient tous, mais finissent inlassablement par y revenir, presque malgré eux. Ferment remodèle et sculpte le jardin en canaux année après année ; Béguin fuit l’ambiance délétère de la vie de famille pour s’engager dans l’armée et devenir sous-marinier ; l’eau hantera les rêves de Zizi jusqu’à ce qu’elle accepte de répondre à son appel et de terminer le roman sur une ouverture, sur de l’espace, sur de l’espoir, enfin, dans les plaines et les vallées infinies de l’Alaska.
La question de la quête de soi est aussi centrale dans le roman, et c’est peut-être la clé de tout : comment se reconstruire quand tout s’est effondré ? Comment devenir soi quand les autres attendent de nous qu’on ne change jamais ? Chacun de leur côté, les personnages se cherchent et finissent par se trouver, chacun à leur rythme - car c’est une histoire qui finit bien. Leurs transformations sont manifestes quand ils réussissent, quand il est temps, à laisser quelque chose de leur ancienne vie derrière eux. Doucement, les deux garçons abandonneront le nom que leur ont donné leurs parents, dernière trace de la mue de l’enfance qui n’appartient qu’à l’intimité de la famille, pour s’intégrer dans la société avec leurs prénoms civils. Ferment, tout doucement, le plus doucement de tous peut-être, laissera sa colère et sa tristesse pour retrouver l’amour et le désir. La transformation la plus douloureuse est indubitablement celle de Zizi, qui a dû contenir et retenir en elle les chagrins de tous les autres longtemps. Si sa mère est devenue l’eau qu’elle a choisie de suivre - Eaudile - Zizi, elle, a dû devenir une éponge, qui a absorbé jusqu’à saturer et jusqu’à pourrir, dans sa chair même, puisqu’elle doit être amputée du bras après une chute - volontaire ou pas, ça non plus, personne ne le saura jamais - à moto qui lui broie l’épaule. Elle choisira de voir dans cette amputation l’amputation de la mémoire de sa mère, puisqu’en grandissant, elle finit par perdre les quelques souvenirs qu’elle conservait d’elle ; si ces proches peuvent se réfugier durant leur deuil dans les souvenirs d’Odile, elle finit par en être incapable, et c’est quand elle accepte de s’en détacher, de laisser partir cette partie d’elle, morte, qui nécrose à même sa peau, qu’elle peut se construire.
Le roman de Bérengère Cournut est un roman du cycle et du retour. Quête et retour à soi. Retour au thème du deuil raconté par des orphelins, comme c’était le cas dans les précédents livres de l’autrice. Retour, dans les ultimes pages de celui-ci, aux paysages du Grand Nord qui étaient le décor du remarquable De Pierre et d’Os (2017, éditions du Tripode). Retour à l’eau. Retour au rêve, omniprésent, déterminant, qui accompagne les destinées des personnages tout autant qu’il berce le lecteur revenu en enfance, et qui tisse de ses fils d’or la trame du roman. D’un beau roman, assurément.
« C’est une histoire de veines
et de chagrins qu’on mêle
De nappes, de mares et de sels
De charbon aussi —
d’eaux profondes et de gemmes. » (p.133)