Quatre ans après Intervalles de la Loire, Michel Jullien se penche de nouveau sur ledit fleuve dans Constat d’estuaire, paru en ce début d’année 2023 aux éditions La Guêpine. L’auteur, connu pour ses romans publiés chez Verdier, délaisse cette fois la fiction pour un écrit autobiographique. Le livre en prose, d’une cinquantaine de pages, est composé de dix chapitres, au cours desquels sont narrées des anecdotes, tantôt personnelles, tantôt historiques, en rapport avec la partie avale de la Loire, où la mer se fait déjà sentir. Au fil des pages, l’écrivain crée une véritable « écopoétique » de l’estuaire, au sens où l’entend Pierre Schoentjes : un poiein, ce « faire littéraire qu’interroge toute poétique », en relation avec un oikos, ce lieu du séjour qui suscite l’expression1.
Le titre dit d’emblée la rigueur de la démarche, si ce n’est son ambition d’objectivité : « J’ai mesuré avec une corde, le quai est large de neuf mètres cinquante, un peu moins, des premiers clapotis au pied de notre mur sous nos fenêtres, d’où l’on voit passer le fleuve ». Il s’agit, pour l’auteur, de prendre la mesure, outillé, de brosser le portrait le plus fidèle possible du lieu. Ce souci d’exactitude quasi scientifique, qui se manifeste dès l’ouverture du livre, s’y retrouve tout le long – l’un des derniers chapitres s’intitule par ailleurs « Exactement ». Dans son approche minutieuse de la Loire, l’écrivain emploie un procédé cher à Francis Ponge, à savoir, l’usage du dictionnaire et, tout particulièrement, du Littré : « une acception que définit le Larousse en ces termes », « et autrement le Littré, dans un sens médical », « une “suppuration permanente” dit Littré », etc. Le dictionnaire représente une parole autre qui accompagne et précise celle de Jullien. Mais là n’est pas la seule méthode empruntée à l’auteur du Parti pris des choses. Le narrateur multiplie, lui aussi, les perspectives sur le cours d’eau en un geste semblable à l’« objeu » pongien. Cet « objeu » entrelace une « multiplicité de points de vue »2 sur un même objet, et présente ce dernier dans le jeu de cet entrelacement. Dans le chapitre « Nos étages », les vues du fleuve évoluent selon la verticalité de la maison, depuis la cave jusqu’au grenier, en passant par le rez-de-chaussée. Plus loin, les deux protagonistes (« L. et moi ») saisissent l’occasion de « voir [la Loire] d’un peu plus près », à travers le hublot d’un bateau.
Cependant, ce n’est pas seulement une approche objective que nous propose l’auteur mais surtout une manière affective d’habiter le lieu. La connaissance de l’endroit ne fait qu’accentuer l’attachement, d’autant plus que ce lieu du séjour (« nous avons pignon sur fleuve ») ne s’impose pas, pour l’écrivain, avec l’évidence des origines. Il constitue au contraire un logis d’élection : « et on me croit d’ici, que non, je viens d’autres ailleurs où l’eau n’en fait pas tant ». Au gré des arpentages de ce paysage, un lien presque ombilical se tisse entre les personnages et leur milieu de vie : « Nous déroulions la côte, chaque fois plus bas dans nos voyages avec l’impression de maintenir un fil continu relié à l’embouchure, au cordon estuarien, au plus exact de la ligne d’eau ». Un tel attachement au lieu se noue en dépit d’un passé de dépréciation : l’auteur rapporte notamment les propos d’Alexandre Dumas, qui avoue, non sans une hyperbole, « ne rien connaître “au monde de plus mélancolique que ce ruban de maisons qui frange la Loire [...] et qu’on appelle Paimboeuf”. » À l’inverse, le livre ne relève pas du régionalisme, de la « valorisation du territoire ». Ce jeu des contraires, entre objectivité et subjectivité, fait écho à la notion même d’estuaire dont l’étymon latin, l’auteur nous le rappelle à la toute fin du livre, désigne autant l’eau que le feu : « “Agitation de la mer, flots houleux, force entraînante, marée”, mais aussi, “Grande chaleur, ardeur, feu” ». Cette fusion des éléments se lit dès la citation de Novalis qui ouvre le livre3, puis à travers la rencontre visuelle entre « le bouillon des braises et celui du fleuve », que les personnages perçoivent pour l’un dans l’âtre de leur cheminée, pour l’autre depuis leur fenêtre.
La précision de l’auteur ne le limite toutefois pas à une écriture de la sobriété : la phrase, comme souvent chez Michel Jullien, est dense et souple, à même de rendre compte de la richesse sensible de ses expériences (pour la plupart, des promenades pédestres). À l’épaisseur du style s’ajoute un grand nombre de références, aussi bien littéraires que picturales et musicales, comme pour nous rappeler que nous éprouvons le paysage à travers la somme de ce qui nous constitue, y compris nos souvenirs de lecture : « La menace panoramique me ramène au climat du Désert des Tartares, au Rivage de Gracq ou encore, depuis notre fortin, toutes les six heures, c’est Le Boléro au balcon, la montée invasive, Le Boléro joué dans un sens puis repris à l’envers de la partition ». Ces références, évoquées avec humour, se lisent au prisme de la réalité concrète, évacuant tout risque d’allusion gratuite. Concernant la peinture, le narrateur évoque Turner, Ruisdael, Monet, ou encore Cézanne. L’écrivain hérite de ces artistes une attention à la couleur qui lui permet de rendre l’atmosphère du lieu en seulement quelques touches : l’eau du fleuve est, par exemple, dite de « l’exacte teinte d’une cuillerée de moutarde oubliée sur le bord d’une assiette le temps d’une nuit ». Le parallèle, loin des analogies habituelles, est précisément choisi, et la couleur, décrite dans sa subtile nuance.
In fine, Michel Jullien dépeint un lieu qui, comme tous les autres, est façonné par les êtres qui l’habitent – ses habitants humains (ceux « qu’on appelle Paimblotins »), sa faune, sa flore (une vache meuglante, des roseaux) – et dont les frontières sont nécessairement floues : « je cherchais la ligne magique au-delà de laquelle le fleuve se renverse dans l’océan. Elle n’existe pas, tant mieux ». Voilà pourquoi les deux protagonistes sillonnent l’estuaire jusqu’à le déborder... pour finalement mieux y revenir.
Notes :
1 Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, coll. « tête nue », 2015, p. 15.
2 Francis Ponge, « Le Soleil placé en abîme », Pièces [1961], Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1971, p. 135.
3 « L’eau est une flamme mouillée. »