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Le Temps dans "Cent ans de Solitude", de Gabriel Garcia Marquez (1967)
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Image : Sarah Mariez

Le Temps dans "Cent ans de Solitude", de Gabriel Garcia Marquez (1967)

Sarah Mariez

20 novembre 2023

Roman national colombien et sans conteste l’un des plus grands livres du XXe siècle, Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez est une oeuvre qui marque durablement, qui imprime sur son lecteur une marque au fer rouge qu’il gardera en lui-même, pour la vie, comme une cicatrice qu’on chérit. Galerie vertigineuse de personnages qui se croisent et se succèdent, le livre s’ouvre sur une époque difficilement identifiable pour s’ancrer ensuite de plus en plus profondément dans le XXe siècle, rythmée par les guerres civiles et l’exploitation colonialiste.

Il semble difficile, voire impossible, de résumer efficacement ce roman qui prend des allures de récit « poulpe » auquel chaque digression viendrait « ajouter des pattes », pour reprendre une formule que Cervantès appliquait à ses propres oeuvres ; je vous conseille cependant la belle vidéo des deux vidéastes du Mock réalisée pour le Book Club d’Arte qui constitue une présentation réussie du roman.

D’abord scandé par les différentes phases de la guerre civile entre libéraux et conservateurs puis par l’impérialisme américain qui fait du petit village de Macondo une vaste exploitation bananière, le roman fonde son efficacité -et sa magie- sur un jeu constant entre flou et précision temporels, entre de lumineux instants d’émouvante communion familiale et des passages d’une violence inouïe qui créent un effet de clair-obscur saisissant au service des enjeux du réalisme magique. 

« Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » C’est ainsi que commence Cent ans de solitude. Et quel commencement ! Dès le début, nous sommes plongés directement au coeur d’une histoire dont nous ne savons encore rien et cette phrase initiatique pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Alors que l’on attribue traditionnellement à l’incipit le devoir de situer l’histoire temporellement, spatialement et d’en brosser à grands traits au moins les protagonistes, ici, tout est déjà battu en brèche. Le narrateur ne nous dit rien du cadre de l’histoire mais se place déjà en dehors de celui-ci : « bien des années plus tard », mais plus tard que quoi ? Alors qu’on aurait souhaité l’établissement d’un point de repère temporel, le narrateur semble partir du principe qu’il est acquis et nous emmène plutôt dans le futur qui s’écrira par rapport à ce point de repère. Tout se passe comme si nous venions de prendre place auprès d’un conteur qui aurait commencé son conte depuis bien longtemps, comme si nous prenions en cours de route un récit qui ne nous a pas attendu pour commencer. Quel peloton d’exécution ? Qui est le colonel Aureliano Buendia et qu’a-t-il fait pour mériter la mort ? Nous n’en savons rien et n’en saurons rien avant le sixième chapitre de l’histoire. Et quelques mots après cette brusque percée vers le futur du point zéro de l’histoire, nous voici à nouveau ballotés, dans le passé cette fois, puisqu’on nous renvoie à un « lointain après-midi » appartenant à une époque révolue dont nous ne saurons pour le moment rien de plus non plus. Le roman commence véritablement avant cette époque encore, à une époque où le colonel Aureliano Buendia n’est pas encore né et où la vie de Macondo est encore rythmée par les passages annuels des gitans.

Gabriel Garcia Márquez refuse ainsi dès le début du roman la vision linéaire et continue du temps qui norme une bonne partie de la littérature européenne : le roman ne s’écrira pas en suivant une chronologie clairement définie mais fera des tours et des détours temporels. Pour lire et comprendre le roman, il faudra accepter de se laisser conduire dans les couloirs du Temps et d’en accepter les détours. Alors que l’on s’enfonce dans le roman, les personnages semblent s’enfoncer de plus en plus dans une malédiction qui les condamne à ne pouvoir être que la répétition dégénérée de ceux qui les ont précédés. Cette malédiction, il semble que les personnages n’en soient pas tous conscients, mais ils en sont tous victimes :  ainsi, quelques pages avant la fin, Pilar Tenera, la voyante avec laquelle on fait connaissance dès le début, revoit en Aureliano Buendia son homonyme de cent ans son aîné : « Il n’y avait, dans le coeur d’un Buendia, nul mystère qu’elle ne pût pénétrer, dans la mesure où un siècle de cartes et d’expérience lui avait appris que l’histoire de la famille n’était qu’un engrenage d’inévitables répétitions, une roue tournante qui aurait continué à faire des tours pour l’éternité, n’eût été l’usure progressive et irrémédiable de son axe. »

Dans quelle mesure le Temps fonctionne-t-il dans Cent ans de Solitude sur le principe d’un accroissement continuel du désordre, en perpétuelle tension entre linéarité et circularité ?

Le temps apparaît d’abord, dans Cent ans de solitude, comme un indescriptible monstre protéiforme, construit sur des paradoxes, des impossibilités et des incohérences ; ainsi, c’est avant tout les personnages du roman qui sont sa matérialisation la plus tangible et la plus compréhensible. Márquez joue sans cesse à appâter son lecteur dans des impasses, l’amenant à se perdre dans un labyrinthe  où il est enfermé au même titre que les personnages : ce n’est qu’avec eux et par eux qu’il parvient finalement à en sortir.

 

  1. Macondo, un village clos sur lui-même 

 

Vincent Message remarque très justement dans la préface de son édition que c’est une originalité de Márquez : tandis que ces contemporains (on peut penser, par exemple, à Alejo Carpentier) ont pour habitude de mettre en scène des figures historiques connues, notre auteur au contraire prospère avec des anonymes, avec des villageois discrets qui vivent à l’écart du tumulte de la ville et de l’Histoire. Ainsi, le village où il ancre son récit, dont le nom lui serait venu au cours d’un trajet en train alors qu’il rentrait dans son propre village d’origine, semble constituer un petit microcosme indépendant, coupé du monde, qui se suffit à lui-même. Ce village reculé, oublié, méconnu est pourtant le centre du monde pour les Buendia et ses autres occupants, rappelle Vincent Message : “Pourtant cette périphérie est le centre du monde. Lorsque les personnages décident de s’éloigner de Macondo, leurs silhouettes rapetissent et semblent disparaître du champ de vision du narrateur, qui ne sait plus en donner de nouvelles qu’en se fiant à la rumeur, tour à tour incertaine et d’une précision suspecte. » Durant la période couverte par le récit, nous ne saurons rien d’autre que ce qui se passe à Macondo, ou ce qui arrive à Macondo par les nouvelles. Tout ce qui lui est extérieur nous échappe, nous parvient de loin, en sourdine. Et l’isolement de Macondo est d’autant plus grand que se multiplient dans sa périphérie des zones de seuil, désertiques, difficilement franchissables, qui rendent le village extrêmement difficile d’accès, et qui participent à son oubli du monde extérieur.

Si Macondo est un microcosme géographique, il est aussi un microcosme temporel : en effet, dans le roman, la fondation du village fait office d’an zéro, de point de départ à partir duquel tout se construira : « Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. » Cette phrase, à la première page du roman, nous invite à considérer la fondation de Macondo comme prenant place à une époque antélangagière, il y a peut-être plusieurs millénaires dans notre propre course du temps. Cette inscription hors du temps du village contribue à en faire un décor de conte, sans date ni lieu précis, à le plonger dans une atmosphère qui invite aussi, peut-être, à la rêverie. Ainsi, lorsque le temps fait irruption dans le village, permettant une première datation du récit, cela semble violent, presque comme une profanation ou un sacrilège : le petit village, tranquille de toute éternité, est soudain souillé par l’histoire. C’est d’autant plus frappant que cette première datation est permise par l’arrivée du corrigédor, donc de la tourmente politique, et marque les prémices de la guerre civile. Le temps pénètre Macondo de force pour laisser la violence lui succéder dans la brèche ainsi ouverte. On continue à voir cette opposition de nature entre les habitants de Macondo et le reste du monde un peu plus loin dans le roman : «  les étrangers avaient l’intention de planter des bananiers dans la région enchantée que José Arcadio Buendia et ses hommes avaient traversée à l’époque où il cherchaient la route des grandes inventions. » Ici, la phrase est marquée par une série d’oppositions renforcées par un effet de chiasme (les étrangers / José Arcadio Buendia et ses hommes, région enchantée/ bananier) qui renvoient les colons américains du côté du grotesque, du trivial tandis qu’il élève les habitants de Macondo vers le sublime en les héroïsant. Tout se passe ici comme si le narrateur voyait dans l’arrivée américaine une forme de dégradation, de souillure.

Si le monde extérieur parvient ainsi, au fur et à mesure du roman, à gagner de l’emprise sur le village, Macondo marque de son empreinte et fait subir une forme d’adaptation, d’acculturation, à tout ce qui l’intègre : ainsi, le piano mécanique : « On apporta [le piano mécanique] en pièces détachées dans plusieurs caisses qui furent livrées en même temps que les meubles viennois, les cristaux de Bohème, la vaisselle de la Compagnie des Indes, les nappes de Hollande, et une riche variété de lampes et de chandeliers, de vases, d’ornements et de tapis. » Cette énumération, avec une liste d’importation et la mention des origines exotiques, intègre le piano dans un ensemble d’objets représentatifs du reste du monde qui arrivent à Macondo ; mais de tous ces objets, seul le piano mécanique restera un motif récurrent dans l’oeuvre, et seulement après qu’il a été changé par Macondo. En effet, José Arcadio Buendia le démonte et le remonte à l’envers, et c’est une fois qu’il est devenu ainsi étrange, déréglé aux yeux du reste du monde, que Macondo lui fait une place en son sein : « Mais les opiniâtres descendants des vingt et un pionniers intrépides qui avaient éventré la sierra en se frayant un chemin vers la mer éludèrent les écueils consécutifs à ce renversement de l’ordre mélodique et le bal se prolongea jusqu’à l’aube.» Pour appartenir véritablement au village, il semble donc que tous les objets qui y arrivent doivent s’y adapter, en devenant aussi étranges et inappropriés que l’est l’ensemble du village.

Ce lien très spécial de Macondo avec ceux qui y vivent, êtres animés ou inanimés, semble finalement insécable. S’il est difficile de pénétrer le village et plus difficile encore de s’y intégrer véritablement, il semble qu’une fois que c’est chose faite, cela soit irrévocable. Qui appartient à Macondo y appartiendra jusqu’à la fin de ses jours, si ce n’est plus longtemps encore. On peut ainsi être témoin de ce phénomène -magique, comme toujours avec ce qui concerne le village- lorsqu’Aureliano frôle la mort, à des centaines de kilomètres de sa terre natale : « À la même heure, Ursula souleva le couvercle de la casserole de lait sur la cuisinière, étonnée qu’elle tarda tant à bouillir, et la trouva remplie de vers. - On a tué Aureliano ! s’écria-t-elle. » Ici, c’est le prodige survenu sur la cuisinière -du lait changé en vers- qui avertit immédiatement Ursula du péril qui guette son fils. Macondo semble avoir réagi d’une manière inexplicable et cryptée au danger de l’un de ses plus éminents habitants et ce prodige ne peut être décrypté au lecteur que par une habitante de Macondo. Ici, il semble qu’Ursula se fasse herméneute du réel au service du lecteur qui, étranger, a besoin d’elle pour comprendre ce signe dont la signification lui apparaît pourtant comme une évidence. Ce faisant, elle crée ainsi un triangle d’interrelation : la magie, Macondo et les Buendia sont intrinsèquement liés les uns aux autres : si Macondo a été fondée par les Buendia, ceux-ci tirent leur magie de Macondo.

 

  1. Entre dilatation et rétractation du temps

 

Expliquer le passage du temps dans Cent ans de solitude par une simple rupture entre notre temps linéaire et le temps tel qu’il s’écoule à Macondo n’est cependant pas suffisant pour en saisir la complexité. En effet, il semble qu’au sein même du village, le temps ne passe pas toujours de la même façon. Cela paraît le plus flagrant lorsqu’on retrouve Melquiades, gitan itinérant qui rend de fréquentes visites à José-Arcadio Buendia : « Entre-temps, Melquiades avait vieilli avec une rapidité surprenante. Lors de ses premiers voyages, on lui eût donné le même âge que José Arcadio Buendia. Mais alors que ce dernier conservait cette énergie peu commune qui lui permettait de renverser un cheval rien qu’en le saisissant par les oreilles, le gitan paraissait miné par quelque mal tenace. ». Ici, c’est en le comparant à son ami qu’on rend compte de son vieillissement fulgurant : alors qu’à Macondo, le temps semble figé, Melquiades qui vaque à travers le monde, lui, continue de vieillir. Mais ce processus ne s’arrête pas quand le gitan pose définitivement ses valises au village :  « Quelques mois après son retour, [Melquiades] s’était mis à vieillir si vite et d’une manière si inquiètante qu’on le prit bientôt pour un de ces arrière-grands-pères inutiles qui déambulent comme des ombres d’une chambre à l’autre. ». Alors même qu’ils partagent le même toit, le temps semble se dilater à l’infini pour les Buendia, tandis qu’il se rétracte vertigineusement pour Melquiades, jusqu’à entraîner sa mort. Le lecteur peut alors s’interroger, sans toutefois que ses questions trouvent leur réponse : est-ce Melquiades qui vieillit anormalement vite, ou sont-ce les Buendia qui ont arrêté de vieillir ?

Un autre personnage qui semble souffrir d’un passage du temps accéléré chez elle est Remedios, l’épouse d’Aureliano. En effet, celle-ci aura vécu à toute vitesse et sa présence chez les Buendia n’aura finalement duré que le temps d’un battement de cil : avant qu’il ait pu se passe quoi que ce soit entre temps, Remedios épouse Aureliano, alors-même qu’elle est encore enfant ; elle tombe ensuite immédiatement enceinte et meurt en couche. Victime comme d’un temps qui serait passé trop vite sur elle, Remedios est ainsi enfant, épouse, mère et défunte tout à la fois. C’est d’autant plus morbide et frappant que Remedios est le premier personnage du roman à mourir, dans un village dont on dit justement qu’il semble avoir été oublié de la mort elle-même. Alors qu’il est désormais peuplé d’hommes mûrs et de vieillards qui refusent de mourir, c’est une enfant qui est emporté la première. Remedios aura vécu à toute vitesse dans un village qui vit au ralenti.

Mais cette vie au ralenti, proche du figement, trouve brutalement son accélération avec l’arrivée de l’étranger, du monde extérieur, de la modernité : en effet, à la page 247, on assiste, en quelques lignes, à l’arrivée coup sur coup dans le village du train, puis de l’électricité, puis du phonographe, comme si Macondo se dépêchait de rattraper son retard. La modernité qui fait son entrée fracassante dans le roman fait sortir petit à petit le village de l’intemporalité du conte pour venir l’inscrire dans le temps, le situer à une époque bien déterminée. Macondo semble alors entraîné dans une irrémédiable accélération qui devient détérioration du temps, comme si le village se rétractait sur lui-même : Ursula elle-même, se faisant, une fois de plus, lectrice de signes au service du lecteur, parle ainsi d’une « détérioration progressive du temps » : « Les années de maintenant ne sont plus comme dans le temps. Autrefois, les enfants tardaient beaucoup à grandir. ». Toute la beauté ici de cette affirmation réside dans le fait qu’Ursula énonce quelque chose d’impossible, le changement de quelque chose d’immuable, le passage du temps. Et cette dégradation, elle ne prendra fin qu’avec le roman, le laissant ainsi s’achever d’une façon assez pessimiste. En effet, après les enfants, ce sont aux sentiments d’évoluer trop vite, sans prendre le temps d’éclore, et de s’avilir  : « Maintenant, non seulement les enfants grandissaient vite, mais les sentiments eux-mêmes évoluaient d’autre manière. ». Et finalement, le temps lui même en vient à se dégrader, à péricliter sans jamais complètement finir de mourir, dans les derniers mots du roman : « C’était tout ce qui subsistait d’un passé dont l’anéantissement n’arrivait pas à se consommer, parce qu’il continuait à s’anéantir, se consumant de l’intérieur, finissant à chaque minute mais n’en finissant jamais de finir. » Le temps lui-même finit par se rétracter, se replier sur lui-même jusqu’à mourir et emporter le reste du monde dans sa disparition. Le temps semble donc permettre à Marquez de développer une vision peut-être pessimiste de l’Histoire, où il verrait l’accélération du temps grâce à la modernité qui ne fait que rendre notre monde plus rapide (communications instantanées, modes de transports qui filent à toute allure) comme une forme de dégradation de celui-ci.

 

  1. Temps cyclique et temps linéaire 

 

Pour compliquer encore un peu les choses, il semble que le temps intègre dans son écoulement une constante supplémentaire : une tension constante -et paradoxale; en elle-même, mais aussi avec ce qu’on a vu plus haut- entre une vision cyclique du temps à l’oeuvre dans le roman et une vision linéaire. En effet, les pas des personnages semblent parfois les ramener directement sur ceux de leur passé, comme c’est le cas au début du roman pour José Arcadio Buendia : « Aussi cette route ne l’intéressait-elle pas, car elle ne pouvait que le ramener sur les traces du passé. », comme si le temps était un espace, espace dont il était possible de faire le tour, espace dans lequel on pourrait revenir sur ses pas. C’est une fois de plus Ursula, interprète des signes, qui verbalise le phénomène, alors qu’elle compare José Arcadio le second à son aïeul : « -La même chose qu’avec Aureliano ! s’exclama Ursula. C’est comme si le monde faisait des tours sur lui-même. »; plus tôt, on trouvait aussi, dans sa bouche, alors que le même voulait aménager la rivière comme le José Arcadio originel : « C’est comme si le temps tournait en rond et que nous étions revenus au début. » José Arcadio le second apparaît ainsi comme celui qui n’est que la pure répétition de ses ancêtres. Le temps est cyclique jusque dans les mots-mêmes des personnages : « -Que voulez-vous murmura-t-il, le temps passe. -C’est un fait, répondit Ursula, mais pas à ce point-là. En disant ces mots, elle se rendit compte qu’elle était en train de lui adresser la même réplique qu’elle avait reçue du colonel Aureliano Buendia dans sa cellule de condamné et, une fois de plus, elle fut ébranlée par une autre preuve que le temps ne passait pas -comme elle avait fini par l’admettre- mais tournait en rond sur lui-même. » Ursula, au sujet du passage du temps, apparaît indubitablement comme la plus lucide des personnages, comme si son bon sens faisait d’elle la seule capable de prendre du recul, de réfléchir sur ce qu’elle vit. Le temps est, pour les Buendia, un cercle voué à tourner sur lui même. De la même façon, lorsque Pilar Tenera tire les cartes en espérant connaître l’avenir de Rebecca, elle ne parvient qu’à tirer des portraits de jeunesse de José Arcadio et Ursula ; son regard vers le futur la ramène sans cesse au passé.

Cette forme de cyclicité du temps semble se manifester dans la destinée personnelle de chaque personnage, mais aussi dans la structure-même du petit monde de Macondo : au chapitre 16, quand cesse enfin la pluie quinquennale qui a mis le village à l’arrêt en le rendant léthargique, Macondo semble revenu à son état originel : « La région enchantée qu’avait explorée José Arcadio Buendia n’était plus qu’une immense fondrière de souches »; la région est revenue à l’état sauvage, à un état d’avant Macondo, d’avant les hommes. Ce retour à un état premier va ainsi amener le récit lui-même à revenir à son commencement, puisqu’aussitôt après la pluie, on voit revenir, page 378, des gitans qui amusent les villageois avec des barres de fer aimantées, et toute la panoplie de gadgets qui avait fasciné, à l’origine, José Arcadio Buendia alors jeune père de famille.

Si le temps est donc cyclique, il est cependant aussi linéaire, dans la mesure où lorsqu’il répète le passé, ce n’est jamais complètement identiquement ; on observe toujours une forme de changement dans l’itération. Lorsqu’Ursula soupire auprès de son mari en disant :« Vois la maison vide, nos enfants éparpillés de par le monde, et nous deux à nouveau seuls comme aux premiers temps. », on peut se permettre d’être en désaccord avec elle. S’ils sont en effet bien tous les deux à nouveaux seuls, leurs enfants tous partis, ce n’est cependant plus comme aux premiers temps : José Arcadio est devenu fou entre temps, et Aureliano, qui avait d’une certaine façon hérité du rôle de chef de famille, est parti ; c’est donc désormais Ursula qui règne d’une main de maître sur Macondo. Au patriarcat originel s’est substitué une forme de matriarcat où Ursula aux commandes peut enfin imposer son bon sens au reste de la maisonnée. On n’est donc pas exactement retournés à la situation des « premiers temps », mais à une version de celle-ci légèrement différente. Toutes les répétitions sont toujours des copies modifiées de leur évènement originel. « Tout à coup, presque cinq mois après sa disparition, Ursula fut de retour. Elle revint plus magnifique, plus jeune que jamais, avec des atours nouveaux d’un style inconnu au village. » : ici, nous assistons au retour d’Ursula -nous ne saurons jamais d’où- qui montre bien ce que je cherche à démontrer : Ursula n’est pas revenue en ayant rajeuni, en étant redevenue la jeune femme qu’elle était, elle est « plus magnifique », « plus jeune que jamais » ; la comparaison insiste non pas sur une identité mais sur une différence. Elle est revenue en étant autre que celle qu’elle a été, en étant devenue quelqu’un qu’elle n’avait jamais été auparavant.

Ce qui est résolument linéaire, ce qui fait date et change le cours des choses à jamais, c’est aussi la guerre : la violence inouïe avec laquelle elle fait irruption dans le village en change sa face à jamais. En effet, le roman, au fur et à mesure de son déroulement, se fait de plus en plus politique : lorsque don Apolinar Moscote évoque pour la première fois les tensions croissantes entre libéraux et conservateurs, p.111, la réalité historique de la Colombie rattrape soudain le conte. On est étonné, en lisant cette page, que cette histoire hors du temps, marquée par une forme de flou spatio-temporelle qui en faisait un conte à la fois de partout et de nulle part, qui en faisait l’universalité, se retrouve soudain datable, datée, et dans un passé très récent, celui du XXe siècle. Le village, malgré sa marginalité, malgré son isolement des villes et plus globalement de la marche du monde, ne parvient pas à échapper à la guerre : elle infiltre, corrompt tout, même ce qui semblait intouchable. Macondo semble rattrapé par le cours de l’histoire malgré sa lutte pour s’en abstraire : « « -La guerre a éclaté ! » Effectivement, ma guerre avait éclaté, depuis trois mois. » Ici, le complément circonstanciel, en étant rejeté en fin de phrase, montre avec humour l’isolement du village : la phrase reprend presque la même structure que le cri qui la précède, en précisant seulement à la fin que ce cri a plusieurs mois de retard. La guerre aura mis du temps à retrouver Macondo, mais y sera parvenue quand même. Et c’est ce qui fait l’identité de Macondo, sa magie, qui est l’arme la plus puissante à disposition de l’écrivain pour dénoncer la violence de la guerre : dans un monde merveilleux où la magie est complètement normale, les aberrations politiques et martiales apparaissent comme inédites, et leur injustice d’autant plus criante : l’intégralité du village est par exemple révulsée lorsqu’elle se fait confisquer toutes ses armes -couteaux de cuisine compris- alors qu’aucun fait de violence n’a été commis pour justifier pareille décision ; Aureliano décide de passer définitivement dans le camp des libéraux lorsqu’Apolinar lui explique que les armes saisies ont été envoyées au gouvernement pour prouver que les libéraux préparent la guerre. L’instrumentalisation des habitants qui n’ont pourtant fait aucun mal et le magouillage politique surprennent et indignent l’ensemble des personnages, eux qui restaient stoïques en présence des prodiges et miracles qui font leur quotidien. La guerre et sa brutalité sont telles qu’elles font disparaître la magie du village ; celle-ci ne reviendra que lorsque la guerre sera terminée : la première trace de retour de la magie, c’est Ursula apprenant qu’Aureliano a survécu en attendant sa voix, et elle a lieu sur la page-même qui commence par « En mai s’acheva la guerre. » Dans un monde marqué par la circularité et la répétition, la guerre semble faire violemment entrer Macondo dans la linéarité de l’Histoire, forcer le village à réintégrer les passions du monde.

 

    4.    Un temps qui ne passe pas

 

Le temps est ainsi sens dessus dessous dans Cent ans de Solitude: il avance, recule, fait des pas de côté, accélère, ralentit… jusqu’à parfois complètement s’arrêter. En effet, pour clore cette réflexion sur le passage du temps, nous allons maintenant regarder d’un peu plus près les moments où celui-ci ne passe plus, où il s’arrête. Macondo semble parfois complètement hors du temps, celui-ci semble n’y avoir aucune prise : c’est ce qui semble au départ l’inscrire dans un âge d’or reculé et idyllique. « En vérité, c’était un village heureux : nul n’avait plus de trente ans, personne n’y était jamais mort. » Au début du roman, lorsque tout va bien, ce non-passage du temps plonge les habitants dans une forme de jeunesse éternelle, abritée de la mort. Les seuls vieillards sont simplement de passage dans le village et sont eux-mêmes dotés d’une longévité surnaturelle : « Francisco-l’Homme, vieillard de presque deux cents ans ». Le personnage introduit ici est identifié par son anormalité temporelle, puisque c’est la seconde information donnée sur lui, tout de suite après la plus capitale, son nom. Comment expliquer un tel âge ? Écoulement en effet magique du temps, ou comptage inexact du nombre des années, du fait de l’absence de calendrier ou d’instruments de mesure du temps fiables dans la sierra colombienne ? Le mystère demeure.

Mais petit à petit, ce figement inhabituel du temps ne cesse de devenir plus sombre, plus inquiétant. Alors qu’il est presque rassurant au départ, qu’il fait le bonheur des villageois baignés dans une jeunesse éternelle, il empêche ensuite les personnages d’avancer, de suivre le cours normal et souhaité de leurs vies : « [...] leurs rapports firent bientôt figure d’éternelles fiançailles , un amour recru de fatigue et dont personne ne se préoccupait plus, comme si les amoureux qui, autrefois, déréglaient les lampes pour pouvoir s’embrasser, devaient se plier maintenant aux quatre volontés de la mort. » Ici, le temps s’arrête brusquement à la mort de Remedios : par décence, Rebecca et Pietro Crespi sont contraints d’attendre pour se marier. Or l’attente devient éternelle, et une fois passée la période de deuil, le mariage ne vient toujours pas. Hors du temps, leur relation finit par être oubliée par tous les autres, et semble prendre la poussière pour les amants-mêmes ; Rebecca finit par abandonner sans l’ombre d’un regret Pietro pour son propre frère, José Arcadio. Le figement du temps finit par devenir carrément effrayant et mortifère pendant la grande pluie : « Il les avait vu en passant, assis dans les salles communes, le regard perdu, les bras croisés, sentant passer le temps d’une autre coulée, un temps laissé en friche , puisqu’il était inutile de le diviser en mois et en années, et les jours en heures, quand on ne pouvait rien faire d’autre que contempler la pluie. » Pendant les cinq ans que dure la pluie, le temps ne passe plus dans Macondo dont les habitants n’en finissent plus de mourir, de vieillir à l’infini, attendant la fin du déluge pour mourir. Cet arrêt insupportable du temps place le village dans une forme d’agonie interminable dont la fin, avec la reprise de l’écoulement du temps, signant la mort de tous les vieillards du village, est appelée à grands cris. Comme au début du roman, le temps se fige et plus personne ne meurt ; mais cette fois, les personnages ne sont plus dotés d’une jeunesse immortelle, mais d’une vieillesse dont ils n’arrivent plus à se défaire. La bénédiction devient malédiction.

Toujours plus étrange, le temps semble même se figer pour certains personnages, et continuer à avancer pour d’autre, pouvant être traité -chose inouïe- presque personnage par personnage, cas par cas. L’exemple le plus frappant en est la chambre de Melquiades : pour Aureliano le second, elle est figée dans le temps et il la retrouve telle que tout avait été laissée ; les autres, quant à eux, la voient complètement détruite, ravagée par le passage des années.

Les Buendia semblent ainsi soumis à un passage compliqué du temps, entre longévité extraordinaire et mort pourtant annoncée voire promise; cette temporalité est merveilleusement résumée par l’oxymore « immortalité à terme » que l’on retrouve évoquant le destin particulier d’Aureliano. Il fallait l’univers magique de Macondo pour parvenir à tenir cet improbable paradoxe temporel qui fait toute la richesse du roman, et qui permet à temps de générations de Buendia de coexister et de tisser leurs destins les uns avec les autres.

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