Image : Guillaume Nicloux, "La Religieuse", 2013
Malo de Bizien
16 juillet 2023
Adapter un roman au cinéma invite le spectateur à une expérience singulière, l’expérience d’une lecture mise en image. Ce n’est pas le roman qui est adapté, c’est la lecture du réalisateur qui est fixée sur pellicule. Alors évidemment, une manière de critiquer un tel film serait la traditionnelle comparaison entre le livre et le film. Une conclusion s’impose bien souvent : quoiqu’on en pense, c’est toujours mieux dans le livre ! Mais on sent bien que quand on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose du film, c’est qu’on ne le critique pas, on ne fait que déclarer son amour du livre. Alors, le lecteur nuancé et plein de morgue annoncera : « c’est un medium différent, on ne peut pas juger le film à l’aune du livre ». Et il a raison. Alors le pauvre hère se retrouve bien dérouté, il ne peut plus dire à quel point il a aimé le livre, il est invité à aller sur le terrain aride de l’esthétique cinématographique. Il doit accepter la disparition de Tom Bombadil dans Le Seigneur des anneaux de Peter Jackson, et se résigner à questionner l’image qu’il a vue. C’est un travail plus juste, plus sérieux, à n’en pas douter. Mais là encore, c’est faire fausse route. Une adaptation ce n’est pas un film comme un autre, c’est la lecture d’un roman transformée en images. Et cela change tout. La lecture, définie par Michel Charles, est la résultante d’un double rapport : ce que le lecteur fait au livre et ce que le livre fait au lecteur. Pour le dire dans les termes qui nous intéressent, c’est ce que Nicloux a fait à La Religieuse et ce que La Religieuse a fait à Nicloux.
La Religieuse
J’ai lu, avec une assiduité demandée, La Religieuse de Diderot. Le livre a été publié de manière posthume et diffusé, de la vie de Diderot, à quelques aristocrates éclairés d’Europe. Bref, Diderot, depuis sa première et unique incarcération à cause de La Lettre aux aveugles, n’avait pas tellement envie de retourner en prison. Les temps étaient durs pour lui et pour ses compagnons de l’Encyclopédie. La fin du 18e siècle n’était pas un moment de grande liberté de ton et d’expression. On se moque de ceux qu’on appelle « les Philosophes » et Diderot, désigné chef de bande des séditieux, est la tête de Turc. Dans les années 1760, un de leurs amis quitte Paris pour le nord de la France – ô sage décision ! Mais Diderot et ses camarades ne l’entendent pas de cette oreille et mettent en place une conspiration. La décision est prise : ils créeront un personnage de pure fiction, celle qui prendra le nom de Suzanne Simonin, une jeune femme ayant fui le couvent dans lequel elle était recluse et qui, en cavale et malade, demande à être sauvée et cachée. Ils créeront de toute pièce l’équivalent d’une boîte postale fantoche et enverront la première lettre. Le Marquis de Croismare, l’ami exilé dans le nord, mord à l’hameçon. Les conspirateurs veulent à tout prix, soi-disant, le faire revenir à Paris – ô mauvaise décision ! Suit un échange de lettres entre la fausse Suzanne Simonin et le vrai marquis de Croismare. Ce dernier lui propose de venir emménager dans sa maison dans le nord, il licencie son personnel, fait sortir sa propre fille du couvent pour la confier aux bons soins de la fictive Suzanne, et achète des meubles pour préparer la chambre de la bonne sœur en fuite. Les conspirateurs l’apprennent et, charitables, tuent leur personnage : le marquis en est désolé, Suzanne n’aura jamais quitté sa cavale, et le marquis ne sera jamais revenu à Paris. Mais pendant ce temps, Diderot écrit les mémoires de Suzanne, celles qui deviendront La Religieuse : une lettre gigantesque écrite à la première personne par Suzanne elle-même. Elle y raconte ses malheurs dans les trois couvents qu’elle a fréquentés, elle y raconte l’hypocrisie du premier, les tortures du deuxième et le lesbianisme du troisième. Elle veut envoyer ces mémoires au marquis alors qu’elle se cache à Paris. Comprenez bien ce que je dis ! Suzanne est une criminelle risquant la prison à vie pour avoir quitté le couvent. Elle demande à un jeune noble qu’elle ne connaît pas, qui ne la connaît pas, de l’aider. Imaginez un dealer de cannabis vous envoyant un long mail vous racontant ses deals et vous demandant de le couvrir. Voilà la délicate position de Suzanne ! Ce n’est donc pas simplement un récit, c’est une ultime tentative de survie !
La Religieuse, le film.
En 2013, Guillaume Nicloux adapte ce roman. Tout semble bien parti : il y a des costumes, Isabelle Hupert et un roman magnifique. Je regarde ce film dix ans plus tard et je m’ennuie à crever. Non que je sois insensible à l’ambiance froide du film, mais quelque chose me gêne. Moi qui suis le premier à hurler bouche en cœur : « Mais on s’en fiche du livre, ce qui importe c’est le film ! » Je me surprends à me dire que le livre est mieux. J’explique. Il ne s’agit pas d’une différence dans l’intrigue du film, peu importe que le destin de la sœur Ursule, l’amie de Suzanne, soit différent dans le film que dans le livre ; ce qui me crispe c’est que j’ai l’impression que Nicloux m’a berné. J’ai cru regarder une lecture, une adaptation du film, je me retrouve avec un résumé du livre fait par un ordinateur. Nicloux n’a rien compris au livre, en définitive : il l’a mal lu. « Oh la littérature ! Oh Diderot ! C’est sérieux tout ça ! Ça dénonce ! » a dû se dire le réalisateur. Mais pas du tout ! Nicloux filme une Suzanne pure, chaste, innocente, acceptant la torture, la décision parentale autoritaire, refusant la sexualité, bref, une sainte catholique. Mais le roman, ce n’est pas l’histoire de Suzanne, c’est l’histoire de Suzanne racontée par Suzanne au moment où Suzanne a besoin de se cacher. Mettez-vous à sa place ! Que diriez-vous pour un abri, pour éviter la prison ! Suzanne est une menteuse, elle manipule le marquis comme Diderot le fait lui-même. Elle se décrit comme une sainte innocente, mais qu’en sait-on ? comment peut-on la croire sur parole ? Voilà l’intérêt du livre, son enjeu, sa rupture, sa fracture, sa finesse, son doigté, sa délicatesse. Guillaume Nicloux c’est le marquis, le marquis charmé qui croit Suzanne, c’est la victime, le corbeau qui écoute le renard, celui qui est, en définitive, tombé dans le piège de la diégèse !
Le cadre de l'histoire
Cette erreur fondamentale, le spectateur la comprend dès le début du film. Tout commence sur un récit-cadre, c’est-à-dire un récit qui contient lui-même un récit (quelqu’un raconte que quelqu’un raconte) : un jeune aristocrate en costume, le marquis de Croismare, vient voir son père mourant, et alors qu’il fouille le salon de son père, il tombe sur un manuscrit, Les Mémoires de Suzanne Simonin. Il le lit et en même temps qu’il lit, le récit de Suzanne devient image. En bref, Guillaume Nicloux filme un homme lisant La Religieuse. La voix de Suzanne résonne : elle apprend que sa mère a eu une relation extraconjugale, qu’elle est une enfant bâtarde que sa mère veut cacher, enfermer au couvent. Dans le livre, le père de Suzanne est un avocat antipathique qui meurt bien vite. Dans le film, le père est un aristocrate riche et qui vit au loin, sorte de prince charmant dont la mère ne veut pas parler. Tout déraille alors ! Le film continue, on s’ennuie. La fin ! Le marquis de Croismare finit sa lecture, et Suzanne apparaît auprès de lui, on apprend que le père du marquis était en fait également le père de Suzanne. Le marquis est donc le frère de Suzanne. Fin du film sur Suzanne et le marquis regardant le jardin. On comprend que Suzanne a écrit ses mémoires alors qu’elle était déjà sortie du couvent et qu’elle était déjà chez son père, en bref, il n’y a aucune raison pour laquelle elle aurait menti, ce n’est qu’une autobiographie de ce qui s’est passé. Qu’en est-il de la complexité de la situation de Suzanne dans le livre ? Rien, annihilée dans une question de paternité stupide, annihilée dans une croyance totale que le film met en scène dans les propos de Suzanne, la vierge innocente. Je m’explique, si Suzanne est sortie du couvent avant d’écrire ses mémoires, elle n’a rien à gagner à le faire, donc elle a plus ou moins intérêt à dire la vérité. Le genre des mémoires est de plus un genre littéraire proche du genre didactique (moi qui ai vécu des choses et qui connais tel milieu, je vais le raconter aux jeunes pour leur apprendre la vie) alors que la lettre qu’envoie Suzanne n’est pas des mémoires, mais bien l’exposé argumentatif d’une situation en vue d’obtenir une aide.
Le récit-cadre pose un second problème majeur : il réfute le propos du livre, il en constitue son antithèse. Dans le livre, Suzanne veut faire croire à son lecteur qu’elle aspire à la liberté, à la liberté pour elle-même, or toutes ses ambitions vont dans le sens contraire de ce désir. Au début, elle quitte le premier couvent pour la maison de sa mère et de son beau-père et se retrouve enfermée dans sa chambre, ce qui ne semble pas tellement la chambouler. À la fin, elle s’échappe du dernier couvent de nuit avec un complice et se retrouve à se calfeutrer dans une maison miteuse de Paris dans laquelle elle craint d’être repérée. Elle quitte une maison pour une autre maison. Que demande-t-elle alors au marquis ? Qu’il lui donne une petite condition dans sa maison, un poste de servante ira très bien : une autre maison !
Il me faudrait une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique, pourvu que je vécusse ignorée dans une campagne, au fond d’une province, chez d’honnêtes gens qui ne reçussent pas un grand monde. Les gages n’y feront rien ; de la sécurité, du repos, du pain et de l’eau. Soyez très assuré qu’on sera satisfait de mon service ; j’ai appris dans la maison de mon père à travailler et au couvent à obéir.
Suzanne ne cherche jamais qu’à retrouver ce qu’elle cherche à fuir : du pain et de l’eau, la sécurité d’une maison de maître, le service. Son souhait : « pourvu que je vécusse ignorée dans une campagne » est symptomatique de cette névrose qu’elle écrit : elle veut être libre du cloître pour être ignorée. Contrairement aux autres récits de cloître qui à l’époque sont nombreux, Suzanne, elle, ne souhaite pas fuir son état de bonne sœur en raison d’un amant qui l’attendrait dehors ; elle veut sortir, parce qu’elle veut sortir : pour rien. Alors quitte à sortir pour si peu, autant rester enfermé. Cet état de prisonnière qu’elle affectionne contre sa volonté est si ancré en elle qu’elle garde les habitudes du cloître même en dehors :
Je n’ai jamais eu l’esprit du cloître et il paraît assez à ma démarche, mais je me suis accoutumée en religion à certaines pratiques que je répète machinalement ; par exemple : une cloche vient-elle à sonner ? ou je fais le signe de la croix, ou je m’agenouille ; frappe-t-on à la porte ? je dis : Ave ; m’interroge-t-on ? c’est toujours une réponse qui finit par oui ou non, chère Mère, ou ma sœur ; s’il survient un étranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la révérence, je m’incline. Mes compagnes se mettent à rire et croient que je m’amuse à contrefaire la religieuse ; mais il est impossible que leur erreur dure, mes étourderies me décèleront et je serai perdue.
Évidemment, le lecteur taquin a bien compris qu’une fois qu’il y a tromperie au carré il y a tromperie au cube, et enfin tromperie puissance mille : comment savoir que ce qu’elle raconte est vrai ? N’est-ce pas encore une manière de presser le marquis à prendre sa défense ? Peut-être. Suivant cette hypothèse d’une Suzanne particulièrement menteuse, on peut esquisser des hypothèses : elle voudrait s’infiltrer dans la maison du marquis pour lui subtiliser ses biens afin de s’enfuir définitivement. N’empêche ! Le film annule cette ambiguïté en s’achevant sur la vision d’un parc gigantesque et de Suzanne sur un balcon à l’extérieur avec un homme. Le film sauve Suzanne, le livre autorise à rêver à tous les possibles. Une preuve ! Diderot, comme dans certains de ses livres, rompt la forme. Dans La Religieuse, le récit de Suzanne à la première personne s’arrête soudainement, à l’approche de la fin et le lecteur a la surprise de lire :
Ici les mémoires de la sœur Suzanne sont interrompues ; ce qui suit n’est plus que les réclames de ce qu’elle se promettait apparemment d’employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure devint folle et que c’est à son état malheureux qu’il faut rapporter les fragments que je vais transcrire.
Ce sont les seules lignes de ce nouveau narrateur qui est peut-être l’éditeur, on n’en sait rien. Ce que l’on sait en revanche c’est que Suzanne n’a jamais terminé la lettre que nous lisons, donc peut-être ne l’a-t-elle jamais envoyée, donc peut-être a-t-elle été rattrapée par la police avant, s’est-elle donné la mort, a-t-elle trouvé une autre opportunité de s’enfuir que le marquis. Pourtant la lettre de Suzanne s’achève sur un post-scriptum… qui écrit un post-scriptum si la lettre qu’il écrit n’est pas terminée ? La lettre serait-elle donc terminée ? Serait-ce Suzanne qui invente de toute pièce ce nouveau narrateur-éditeur ? Dans quel but ? Je laisse mon lecteur rêver à son tour à ce billard à trois bandes.
Suzanne, personnage du livre, est une figure trouble, on ne sait que penser d’elle : nous ment-elle ? Elle veut survivre ! Alors oui, oui elle nous ment, pour la bonne cause ! Quoique Suzanne parle d’elle pendant tout le livre, à la fin, on se demande si c’est vraiment elle qui est décrite, dont on raconte la vie. Diderot écrit un personnage, Suzanne, qui elle aussi écrit un personnage qui s’appelle Suzanne, celui qui convient à ce qu’elle écrit : un plaidoyer de la dernière chance. Le film annule cela, naïvement. Suzanne retrouve son papounet richissime et son gentil demi-frère. Merveilleux.
Le cadre du film annule donc toute l’ambiguïté du roman, mais si le simplisme de l’œuvre de G. Nicloux est atterrant elle ne condamne pas définitivement son travail. Ce qui le condamne, c’est que n’ayant rien compris aux ambiguïtés de la situation d’énonciation (situation dans laquelle parle Suzanne au Marquis) il ne comprend rien aux ambiguïtés présentes dans l’écriture.
« Vous ne porterez point le trouble dans la maison. » C’est ainsi que la mère de Suzanne la conseille, dans le livre, alors que cette dernière entre au couvent. Suzanne tâche de se conformer à cette demande, mais rapidement la chose éclate : elle veut sortir. Elle écrit un mémoire pour faire un procès afin de résilier ses vœux, elle perd ce procès, non sans avoir fait scandale, elle est transférée dans un autre couvent, elle porte à nouveau plainte pour vol contre son ancien couvent. Elle fait encore scandale. Enfin, elle rend folle la mère supérieure et finit par s’enfuir du couvent. Encore une fois elle fait scandale. On pourrait croire que c’est une gentille femme qui ne veut que sa liberté, sympathiquement, ce que croit le film et ce qui serait dans l’intérêt de Suzanne : je vous jure, monsieur le marquis, je suis pure innocence ! Et pourtant, Suzanne est une perverse qui, alors qu’elle joue sa vie, glisse dans ses mémoires, des indices de ses crimes, de ses perversions. Elle est dans le deuxième couvent, sa nouvelle supérieure est rigide, cruelle (du moins c’est ainsi que nous la présente Suzanne), alors Suzanne apprend par cœur les règles du couvent et s’oppose à tout. Elle devient syndicaliste. Mieux, elle espionne les favorites de la supérieure et fait chanter cette dernière.
Il ne se passait presque aucun jour sans quelque scène d’éclat. Dans les cas incertains mes compagnes me consultaient, et j’étais toujours pour la règle contre le despotisme. J’eus bientôt l’air et peut-être un peu le jeu d’une factieuse. Les grands vicaires de M. l’archevêque étaient sans cesse appelés ; je comparaissais, je me défendais, je défendais mes compagnes, et il n’est pas arrivé une seule fois qu’on m’ait condamnée, tant j’avais d’attention à mettre la raison de mon côté. Il était impossible de m’attaquer du côté de mes devoirs, je les remplissais avec scrupule. Quant aux petites grâces qu’une supérieure est toujours libre de refuser ou d’accorder, je n’en demandais point ; je ne paraissais point au parloir et les visites, ne connaissant personne, je n’en recevais point ; mais j’avais brûlé mon cilice et jeté ma discipline ; j’avais conseillé la même chose à d’autres ; je ne voulais entendre parler jansénisme et molinisme ni en bien ni en mal. Quand on me demandait si j’étais soumise à la Constitution, je répondais que je l’étais à l’Église ; si j’acceptais la Bulle… que j’acceptais l’Évangile. On visita ma cellule, on y découvrit l’Ancien et le Nouveau Testament. Je m’étais échappée en propos indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites ; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j’en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n’omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre, et j’en vins à bout.
Les avez-vous lues, lecteur, ces phrases étonnantes, cette perversion au cœur du texte : « Je m’étais échappée en propos indiscrets sur l’intimité suspecte de quelques-unes des favorites ; la supérieure avait des tête-à-tête longs et fréquents avec un jeune ecclésiastique, et j’en avais démêlé la raison et le prétexte. Je n’omis rien de ce qui pouvait me faire craindre, haïr, me perdre, et j’en vins à bout. » Sous couvert d’euphémismes, Suzanne se dévoile maître chanteur, indiscrète, espionne. Ô la belle innocente qui a tout compris des relations sexuelles lesbiennes de ses sœurs, des relations pas-très-catholiques de sa mère supérieure. Et cela, ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Le film se fait avoir, il ne voit pas ces éléments, il ne regarde pas le texte de près, il ne comprend pas ce qu’est Suzanne Simonin, une double création de papier, un argument, une mystification.
Au contraire, le film nous présente une jeune femme parfaitement innocente, une vierge, alors que, nous l’avons dit, Suzanne est une criminelle. Le dernier couvent qu’elle fréquente est symptomatique du problème du film. Résumons les faits : Suzanne a quitté le deuxième couvent parce qu’elle y était battue et humiliée, elle arrive donc dans ce troisième couvent qui est d’un tout autre ordre. C’est un couvent à la mode harem : les sœurs pratiquent le lesbianisme chaperonnées par leur mère supérieure. Suzanne est initiée à ces plaisirs sexuels, mais ne les comprend jamais, évidemment puisqu’elle n’est qu’innocence. Et pourtant, la perversion de Suzanne est peut-être encore plus grande que celle des sœurs et de la mère supérieure. Je m’intéresse à la fameuse scène du lit : Suzanne a raconté son histoire horrible et les sévices qu’elle a reçus dans son couvent précédent. La mère supérieure est affligée et n’arrive pas à dormir alors elle guette dans les couloirs près de la chambre de Suzanne, et, à un moment, y pénètre :
Pendant que je dormais on entra, on s’assit à côté de mon lit, mes rideaux étaient entrouverts, on tenait une petite bougie dont la lumière m’éclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir, ce fut du moins ce que j’en jugeai à son attitude lorsque j’ouvris les yeux ; et cette personne, c’était la supérieure. Je me levai subitement ; elle vit ma frayeur, elle me dit : Suzanne, rassurez-vous, c’est moi. Je me remis la tête sur mon oreiller et je lui dis : Chère Mère, que faites-vous ici à l’heure qu’il est ? qu’est-ce qui peut vous avoir amenée ? pourquoi ne dormez-vous pas ? – Je ne saurais dormir, me répondit-elle, je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent. À peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon imagination ; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre visage ; je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing, la corde au cou, je crois qu’elles vont disposer de votre vie ; je frissonne, je tremble, une sueur froide se répand sur tout mon corps ; je veux aller à votre secours ; je pousse des cris ; je m’éveille, et c’est inutilement que j’attends que le sommeil revienne. Voilà ce qui m’est arrivé cette nuit. J’ai craint que le Ciel ne m’annonçât quelque malheur arrivé à mon amie ; je me suis levée, je me suis approchée de votre porte, j’ai écouté, il m’a semblé que vous ne dormiez pas ; vous avez parlé, je me suis retirée. Je suis revenue, vous avez encore parlé et je me suis encore éloignée. Je suis revenue une troisième fois, et lorsque j’ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il y a déjà quelque temps que je suis à côté de vous et que je crains de vous éveiller. J’ai balancé d’abord si je tirerais vos rideaux, je voulais m’en aller, crainte de troubler votre repos, mais je n’ai pu résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien. Je vous ai regardée ; que vous êtes belle à voir, même quand vous dormez !
La tension est montée : elles sont toutes les deux dans la chambre de Suzanne, en robe de nuit, il fait sombre, il n’y a qu’une bougie. Mais il y a un problème de taille que les humains que nous sommes ne pouvons plus comprendre qu’en essayant. Embarquez un ami avec vous, allongez-le sur un lit, fermez les lumières et allumez une bougie, maintenant rapprochez-vous suffisamment pour éclairer son visage : vous verrez que vous êtes bien près, très près, trop près. Suzanne a une réaction des plus normales : « Je me levai subitement ». Elle met de la distance… sauf que : « Je me remis la tête sur mon oreiller ». Elle rétablit la proximité et en même temps la position de dominée qui est la sienne : je suis allongée, tu es debout (ou assise), je te vois d’en bas, toi de haut. Mais cette position de domination est pervertie, car ce n’est pas Suzanne qui est dominée, c’est Suzanne qui accepte de l’être, alors même que son premier geste était de se mettre au niveau de sa supérieure. Suzanne domine la situation en se laissant dominer. Ce n’est pas terminé ! Après une discussion autour de la défense d’être à deux dans le même lit, la mère supérieure réussit à s’infiltrer dans le lit de Suzanne, nous y voilà donc.
Donnez-moi votre main… Je la lui donnai… Tenez, me dit-elle, tâtez, voyez, je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre… et cela était vrai. Oh ! la chère Mère, lui dis-je, elle en sera malade. Mais attendez, je vais m’éloigner jusque sur le bord et vous vous mettrez dans l’endroit chaud… Je me rangeai de côté, je levai la couverture et elle se mit à ma place. Oh qu’elle était mal ! Elle avait un tremblement général dans tous les membres ; elle voulait me parler, elle voulait s’approcher de moi, elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait à voix basse : Suzanne, mon amie, rapprochez-vous un peu… Elle étendit ses bras ; je lui tournais le dos ; elle me prit doucement, elle me tira vers elle, elle passa son bras droit sous mon corps et l’autre dessus, et elle me dit : Je suis glacée ; j’ai si froid, que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal. – Chère Mère, ne craignez rien. – Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l’autre autour de ma ceinture. Ses pieds étaient posés sous les miens et je les pressais pour les réchauffer, et la chère Mère me disait : Ah, chère amie, voyez comme mes pieds se sont promptement réchauffés, parce qu’il n’y a rien qui les sépare des vôtres. – Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de la même manière ? – Rien, si vous voulez. – Je m’étais retournée ; elle avait écarté son linge ; et j’allais écarter le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups violents à la porte. Effrayée, je me jette sur-le-champ hors du lit d’un côté, et la supérieure de l’autre ; nous écoutons, et nous entendons quelqu’un qui regagnait sur la pointe du pied la cellule voisine.
Conservons un instant ce grand moment d’érotisme lesbien pour regarder de plus près, en une photo, la scène proposée par Guillaume Nicloux dans son film :
Faisons parler l’image. Isabelle Huppert joue la supérieure et la jeune Suzanne, Pauline Etienne, semble très réticente aux avances de la quadragénaire. La scène s’apparente davantage à un viol et il n’y aura jamais le moindre contact physique entre les deux. Ce n’est pas poignant, il n’y a aucune tension et surtout revenons au texte : « Donnez-moi votre main… Je la lui donnai… Tenez, me dit-elle, tâtez, voyez, je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre… et cela était vrai. » Et cela était vrai… cela signifie qu’elle a tâté, qu’elle a touché, et qu’elle s’accorde sur la solution à venir : elle ouvre la couverture et lui laisse sa place. Elle lui fait dos, la supérieure se colle à elle, lui touche la poitrine, le ventre, les pieds, c’est la caresse du corps. Le frisson n’était pas celui du froid, on le comprend alors, mais celui de l’excitation. Bientôt, elles seront nues, pour se chauffer : « Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de la même manière ? – Rien, si vous voulez. – Je m’étais retournée ; elle avait écarté son linge ; et j’allais écarter le mien ». N’est-ce pas Suzanne qui a nouveau prend l’initiative. Comme pour la bougie, la mère caresse les seins et le ventre de Suzanne, mais c’est Suzanne qui reprend le contrôle en proposant la nudité intégrale. Il n’y a rien qui ne soit pas consenti dans cette scène, tout fonctionne pour nous faire croire à l’innocence de Suzanne, mais tout ne peut être compris qu’en comprenant la perversité de l’écriture de Suzanne.
Un problème : pourquoi ma lecture serait-elle meilleure que celle, fausse, de Nicloux ? Parce que je ne fais pas dire au texte ce qu’il ne dit pas, parce que je n’invente pas le baiser de la supérieure alors qu’elles sont dans ce lit. Il ne peut pas y avoir de baiser dans ce lit, puisqu’il n’y en pas besoin, les corps sont déjà là, près à se toucher l’un l’autre, il n’y a pas de viol, il n’y a pas de réticence, ce n’est pas moi qui fait taire Suzanne, ce n’est pas moi qui transforme la question coquine et innocente de Suzanne en une grimace de dégoût face à une Isabelle Huppert qui, ô miracle, prend soudainement conscience de son acte. Le livre n’est pas mieux que le film, car il n’y a pas de relation d’équivalence entre ces deux entités, l’un vient de l’autre. Le film de Guillaume Nicloux est une critique littéraire, et si je devais résumer sa critique, je dirais qu’il paraphrase maladroitement. L’adaptation, la traduction sont des arts nobles, alors pourquoi ne faire jamais qu’une mauvaise copie ? Pourquoi rester fidèle ? Pourquoi ne pas faire comme Suzanne ? Pourquoi ne pas jouer triple jeu ?
Théorie de la sortie du ravin
L’adaptation cinématographique d’un film est donc une lecture de ce film (lecture A), le spectateur du film peut avoir lu lui-même le livre adapté (lecture B). Dans ce cas il y a seule confrontation entre la lecture A et la lecture B, c’est cette lecturomachie que j’ai mise en place dans cet article et c’est ce conflit qui tient le perron de l’ensemble de nos conversations littéraires. Mais dans le cas d’une adaptation, il y a modification du medium avec toutes les contraintes propres à ce nouveau moyen d’expression. La lecture A émanent du livre passe par le filtre de l’expression de cette lecture : [Lecture A è Expression de la lecture A è Lecture C]. Le film de Guillaume Nicloux n’est donc pas l’expression de sa lecture de La Religieuse, mais son expression altérée par de multiples facteurs : les difficultés techniques, les difficultés budgétaires, le jeu des acteurs, et même la difficulté qu’il y a à exprimer et à rendre clair ce qui nous a paru essentiel en lisant. On parlera de lecture C, ce n’est donc pas tout à fait la lecture de Nicloux, elle lui est sûrement très proche et elle n’empêche pas la critique totale que j’ai pue faire à son encontre, mais elle n’est pas parfaitement coïncidente avec elle. La non-coïncidence des lectures invite certains à parler d’une impossibilité de comparer le livre et le film, mais croyant réfléchir justement ils s’arrêtent en chemin. Ils continuent de croire qu’il y a un film et un livre indépendamment de celui qui les regarde, or il n’y a de livre que dans la mesure où il y a une lecture et il n’y a de film que dans la mesure où il y a un visionnage. Si donc le livre suppose la lecture (et réciproquement), le film d’adaptation est l’expression altérée de cette lecture. Quand on parle de critique de film d’adaptation, on ne parle jamais que de lectures différentes. Eu égard à cette identité de nature, on peut à très juste titre comparer sa lecture du livre et la lecture filmée du réalisateur. Pourtant, on entend trop souvent « Le livre est mieux que le film » et cela constitue à n’en pas douter un abus de langage, cela ne signifie jamais que : « Ma lecture est meilleure que la lecture proposée par le film », et je n’en doute pas.
Advient aux critiques sérieux l’objection suivante, celle qui berce les études de littérature : « y’a-t-il une critique meilleure qu’une autre ? » Sur cette question il faut revenir sans cesse, mais il faut aussi accepter de faire des haltes. Je vous propose de vous reposer sur la corniche sur laquelle, pour le moment, je suis (qui est peu ou prou la position de Roland Barthes) : une critique est meilleure qu’une autre quand elle embrasse davantage d’éléments que la mauvaise critique (j’estime ma critique meilleure que la lecture de Nicloux parce qu’elle prend en considération des éléments que Nicloux a délaissés sans délaisser des éléments auxquels le réalisateur a fait droit). À cela j’ajouterais une autre chose : une critique est meilleure qu’une autre quand elle rend compte de davantage d’éléments conflictuels au sein de l’œuvre critiquée. C’est cela en effet que je reproche à la lecture de Nicloux : sa platitude, son uniformité. Un film d’adaptation, s’il doit être jugé par des cinéphiles et des critiques de cinéma sérieux, fait entièrement partie du domaine de la littérature, et plus spécifiquement du domaine de la lecture. C’est la bonne nouvelle de cette semaine, la comparaison entre la lecture A, devenue lecture C, et la lecture B est donc parfaitement possible !
En revanche subsiste un problème que le pédant du début de l’article pointait du doigt : « Ce n’est pas le même medium ! Ce n’est pas le même objet. » Il a en quelque sorte raison de pointer la différence de nature qu’il existe entre l’une et l’autre Religieuse. Notre conclusion annihilait la différence de nature pour lui préférer une différence de degrés, or il faut constater que le film, quoique lecture, est une œuvre différente qui par plusieurs aspects prend ses distances d’avec l’œuvre dont il provient. Je parlais précédemment du changement de l’histoire organisée par Nicloux concernant sainte Ursule, je pourrais tout aussi bien reprendre la disparition de Tom Bombadil par Peter Jackson. Les réalisateurs s’emparent d’une œuvre pour la déformer, eu égard à leur lecture : pour Nicloux, Ursule est un personnage suffisamment secondaire dans sa lecture pour qu’il se permette de changer son destin. C’est donc une autre histoire qui est racontée et il y a fort à parier que si Nicloux avait changé les noms des personnages et appelé son film La Bonne sœur, tout le monde n’y aurait vu que du feu, tout au plus aurait-on mentionné l’héritage de Jacques Rivette (réalisateur de la première adaptation de La Religieuse en 1966) et éventuellement La Religieuse de Diderot. C’est cet exercice d’imagination qui me fait dire qu’il y a peut-être une différence de degré telle qu’il y aurait en réalité une différence de nature. Conséquemment on ne peut plus parler de lecture C, mais bien de réécriture de A : [Lecture A è (Réécriture de A = Écriture B)]. Pour être plus clair : comparer La Religieuse de Nicloux et La Religieuse de Diderot reviendrait à comparer Star Wars et Les Misérables. Mais contrairement à ces deux extrêmes, il y a entre les Religieuse[s] une filiation : l’une provient de l’autre et, originalité de l’adaptation, elle le dit. C’est ce prononcé programmatique (Je sors de la bouche d’un tel !) qui fait la particularité des films d’adaptation, il se revendique d’un lien privilégié avec une œuvre d’un medium différent. Ce prononcé revient à dire : je vais raconter la même histoire, mais le faire d’une manière différente. Sourd alors la question élémentaire d’une démarche d’adaptation : pourquoi ?
Parce que le réalisateur estime qu’il peut faire mieux. Un moyen et une finalité. Le moyen : s’emparer d’une œuvre culturelle préexistante et en changer la destination. Ici l’argument est connu : La Religieuse de Diderot est un classique, or personne ne lit les classiques hormis les bourgeois du Quartier latin, donc changer le support de l’histoire rend accessible l’histoire au plus grand nombre. D’aucuns n’ont pas peur de surconclure en disant que c’est ainsi que vit une œuvre, et que l’adaptation fait revivre le livre. Or, l’argument ne vaut que si l’on accepte que l’histoire soit parfaitement détachée de son mode d’expression. Je pourrais raconter la même histoire en jeu vidéo, en BD, en roman, en chanson, en film et ce sera, semble-t-il, toujours la même histoire. L’histoire serait un idéal platonicien, hors du concret des choses que l’artiste irait saisir au vol et par ses arts réussirait à mettre en concret, en mots, en pellicules. C’est évidemment un postulat métaphysico-mystique que je rejette en bloc : l’histoire est dépendante de sa forme, c’est même la forme qui fait l’histoire. Si je raconte l’histoire d’une sœur qui veut s’échapper avec ironie, ce n’est pas la même histoire que si je la raconte avec pathétisme. La Religieuse de Diderot ne fait que le prouver. Suzanne parcourt trois couvents, à chaque fois elle souhaite en sortir, mais ce n’est jamais la même histoire dans l’un que dans l’autre, car dans le deuxième elle est maltraitée, et le lecteur pleure à grosses larmes, alors que dans le troisième il y a de nombreuses scènes érotiques où le lecteur jouit de l’ambiguïté. Il n’y a pas d’histoire en soi, il y a une forme qui fait l’histoire. La finalité : il s’agit de transformer l’œuvre pour qu’elle soit le mieux adaptée à son milieu. Il y a donc dans le geste adaptatif un présupposé : l’œuvre n’est pas bonne, il faut la changer pour qu’elle soit meilleure. Le lecteur remarque immédiatement le problème de cette phrase. J’y viens.
L’histoire du terme adaptation nous aide à mieux comprendre le principe esthétique derrière le film d’adaptation : « processus par lequel un être ou un organe s'adapte naturellement à de nouvelles conditions d'existence » (CNRTL). Pour ce qui nous concerne : Nicloux fait valoir l’idée que La Religieuse de Diderot ne convient plus aux conditions d’existence actuelle (pour des raisons qui ne sont pas précisées), mais que le récit peut s’adapter à de nouvelles conditions, en passant par la case cinéma. Cependant il y a un problème : l’adaptation est un phénomène naturel (la phalène de bouleau de Londres n’a pas attendu Guillaume Nicloux pour passer de blanche à noire), l’adaptation au cinéma est une volonté individuelle, or il n’y a pas d’adaptation quand il y a volonté d’un tiers, il y a recréation, il y a opération de Frankenstein, et comme dans la nouvelle il n’est pas étonnant que la créature se révolte contre son créateur. Ainsi La Religieuse de Nicloux se refuse à son maître et se rebelle contre lui, comme Suzanne se rebelle contre le couvent, contre ses supérieures. Ce que suppose la démarche adaptative c’est un paradoxe : le livre ne se suffit plus lui-même, mais il est trop important pour qu’il meure. Nous remarquons que cette manière de penser est parfaitement inverse à l’adaptation. Dans la nature, ou l’on s’adapte, ou l’on meurt. Le geste du réalisateur est en réalité un geste de conservation : le loup n’est plus capable de vivre sans assistance, nous lui créerons un parc rien que pour lui où il pourra, dans les bornes fixées, courir en liberté. C’est donc un avis de décès que signe le film d’adaptation, le décès du livre.
Cette conservation du livre par le cinéma s’entend de manière commerciale (on capitalise sur un objet culturel), mais s’entend aussi de manière symbolique (on capitalise sur un bien symbolique adoubé). En d’autres termes, le film de conservation ne fait jamais qu’acter le caractère canonique du livre dont il part. La Religieuse de Nicloux est un exemple prototypique de ce phénomène puisqu’il respecte scrupuleusement l’état d’esprit de déférence face aux classiques de la littérature : les classiques c’est du sérieux, donc je vais faire jouer Pauline Etienne de façon triste et toujours un peu confuse, je vais mettre un étalonnage lumière grisâtre, parce que c’est sérieux. Or j’ai montré combien La Religieuse de Diderot pouvait être oriental, érotique, coquin et ambigüe. Il s’agit donc ici d’une consternation du livre, d’une volonté de rendre le livre dépressif parce que c’est dépressive que s’apprécie hautement la littérature. Frankenstein est un monstre triste, agité par des passions sombres. C’est le propre de la conservation, rejeter presque tout ce qui pourrait être de l’ordre du vitalisant.
Mode opératoire. Le film dit venir d’un livre, alors qu’il vient d’une lecture. Première erreur qui conduit à la confusion entre livre et lecture, les deux deviennent un : le livre. La lecture est absentée. Absentant la lecture et actant la fixité du livre, le film de conservation devient parc national pour livre du canon : il en borne l’interprétation et la connaissance a priori du lecteur-spectateur. Qu’est-ce que La Religieuse pour le spectateur de Nicloux ? Un récit déchirant avec une fin heureuse. Seconde erreur : le film, ayant produit un geste conservatif, embaume l’interprétation du livre.
À l’inverse, nous pourrions penser qu’un film d’adaptation est un film adaptant une lecture et avec ce retournement théorique l’on transforme les défauts en qualité. Je ne vous dirai pas combien il peut être compliqué de trouver un lieu pour exprimer une lecture. In fine, cela vient toujours naturellement : certaines lectures trouveront leur adaptation dans une conversation alcoolisée, d’autres dans un texte publié dans une revue, d’autres dans un film, d’autres dans une chanson… Il s’agit d’une tendance propre à chaque lecture et donc à chaque relation entre un lecteur singulier et un livre lu dans un contexte particulier. On peut, dans ce cas, parler proprement d’adaptation. Il ne s’agit pas seulement d’un pinaillage théorique, il s’agit d’un renversement esthétique dont La Religieuse de Nicloux est le parfait exemple de sa nécessité : en croyant devoir respecter le livre, Nicloux ne propose pas une lecture, il impose une conservation, alors qu’en se libérant du livre et en accordant du crédit à sa lecture singulière, il proposerait une adaptation à part entière, une proposition esthétique qui correspondrait à un style de lecture et donc à un style de vie, il rendrait le texte opératoire par le style, il ferait vivre non le texte, mais sa lecture du texte, il permettrait alors le dialogue avec son lectorat-spectatorat. En définitive, il ferait de l’art en partant de l’art, il créerait une chaîne vertueuse d’esthétisme et cesserait de plonger dans le formol les soi-disant œuvres canoniques.