Image : Les Jeunes Caractères
Illona Dagorn
09 juillet 2023
« ...si je ne propose que des recueils ou des anthologies, mon stand n’est pas assez achalandé pour que les lecteurs aient envie de s’y arrêter... non, vraiment, en imposant de ne présenter que de la poésie, c’est la fin des petites maisons d’édition qu’ils signent... »
Une exposante discute avec une cliente de la manière dont un festival de poésie doit prochainement être organisé.
« ...osez dire que ce texte ne relève pas de la poésie !... à croire qu’ils ne connaissent pas la prose poétique !... »
Tiens... N’est-ce pas le livre que j’avais repéré quelques minutes plus tôt que cette exposante désigne ? Je m’approche.
« ...je considère ce texte comme un classique, un classique de la littérature haïtienne, de la littérature française, de la littérature mondiale !... »
L’interlocutrice écoute. Après elle, j’acquerrai un exemplaire. Le lendemain, alors que je retournerai sur le stand de cette maison d’édition, une autre lectrice s’exclamera : « oh, oui, ce texte ! » Décidément, ce texte...
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Gouverneurs de la rosée est un roman de Jacques Roumain. Il est paru de façon posthume à Haïti, en 1944, puis en France, en 1946. La maison d’édition Le Temps de Cerises a décidé de le ré-éditer en 1998, nous offrant la possibilité de le (re-)découvrir.
Quel en est le propos ? Revenu de Cuba où il a participé à la grève des travailleurs, Manuel constate que les sources qui alimentaient Fonds-Rouge, son village natal, sont taries et que la sécheresse transforme les terres cultivables en champs de poussière. Divisés, les habitants se résignent : les uns sollicitent l’aide d’un vaudou dont les pouvoirs ne trompent personne, les autres attendent désespérément la pluie. Avec l’aide d’Annaïse, Manuel s’emploie à réconcilier les villageois pour qu’ensemble ils construisent un canal qui conduira l’eau jusque Fonds-Rouge et, ce faisant, pour que le lieu retrouve son luxe d’antan.
Romance, roman national, roman de l’engagement... Rares sont les formules satisfaisantes dès lors qu’il s’agit de caractériser un texte où l’exercice des grands principes communistes se mêle à celui de l’amour. À lire les comptes-rendus et les thèses qui lui ont été consacrés, Gouverneurs de la rosée a été — est encore — considéré comme un récit suffisamment riche pour que différents aspects en soient étudiés. Il a néanmoins particulièrement intéressé ceux qui se sont interrogés sur l’engagement politique de Jacques Roumain, lequel est tantôt considéré comme un engagement révolutionnaire, tantôt comme une parade petite-bourgeoise.
De fait, que penser de ce personnage qui, chef malgré lui, réconcilie pacifiquement un village ? Que penser de ceux qui lui sont liés, de cette Délira dont le nom dit tout à Annaïse, l’amie qui devrait être une ennemie ? On qualifie Gouverneurs de la rosée de « livre de l’amour ». On pourrait le qualifier de « livre de la paix ». L’une comme l’autre, ces formules occultent un reproche qui a souvent été adressé à Jacques Roumain : son absence de matérialisme. Son livre, dit-on, « répond à des objectifs et à des formes d’action à caractère bourgeois » (Fignolé). Il ne remettrait pas fondamentalement en cause les structures sociopolitiques. Ces remarques sont intéressantes, mais discutables. Jacques Roumain était un homme politique. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il a intégré — les vérités générales qui le ponctuent en témoignent— des éléments de sa pensée à son texte. Jacques Roumain n’en était pas moins un poète, c’est-à-dire un homme qui se plaît à reconfigurer l’espace par la langue. Or, c’est surtout cette recherche qui — me semble-t-il — justifie l’importance de Gouverneurs de la rosée. Prose politique, donc, mais prose poétique, aussi.
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« — Nous mourrons tous… — et elle plonge sa main dans la poussière : la vieille Délira Délivrance dit : Nous mourrons tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants, ô Jésus-Maria la Sainte Vierge ; et la poussière coule entre ses doigts. » (p.11)
Le roman s’ouvre sur un concert de voix. Celles d’un couple, d’abord : les plaintes de Délira se mêlent aux constats de Bienaimé — son époux et le père de son fils, Manuel. Celles des hommes, ensuite, puisque Bienaimé, songeant au coumbite, ce moment où les paysans se regroupent pour la récolte ou le défrichement, se souvient des chants qui y étaient entonnés. Puis celles, brèves, des villageois : des hommes qui, au passage de l’un, se saluent et prennent des nouvelles de leurs commères réciproques. Celles, enfin, des femmes et en particulier de Délira qui, espérant le retour de son fils, ne cesse de l’attendre.
Or, c’est justement la voix de ce fils que le début du chapitre suivant nous donne à entendre : « Arrêtez » lance Manuel à son chauffeur. Demande ou avertissement ? Le doute est d’autant plus permis que cet impératif entre en écho avec les paroles inaugurales de Délira : « Nous mourrons tous… ». Conjugué au futur de l’indicatif, le verbe n’est pas employé ici dans une prophétie. Il s’agit d’un constat, d’un constat brutal : Délira, que la sécheresse désespère, sait que les habitants de Fonds-Rouge sont pris dans un engrenage. Et c’est cet engrenage — cette malédiction, aurait-elle parfois tendance à dire — que son fils entend arrêter.
Dès les premiers chapitres du roman, les voix se rencontrent donc. Elles semblent entonner un chant, un chant accompagné par le tambour. Aux chansons « semblables à la vie », c’est-à-dire tristes, de Délira répondent en effet celles, essoufflées, des hommes au travail :
« La ligne mouvante des habitants reprenait le nouveau refrain en une seule masse de voix :
Brandissant les houes longuement emmanchées, couronnées d’éclairs, et les laissant retomber avec une violence précise :
Une circulation rythmique s’établissait entre le cœur battant du tambour et les mouvements des hommes : le rythme était comme un flux puissant qui les pénétrait jusqu’au profond de leurs artères et nourrissait leurs muscles d’une vigueur renouvelée […].
Vers les onze heures, le message du coumbite s’affaiblissait : ce n’était plus le bloc massif des voix soutenant l’effort des hommes ; le chant hésitait, s’élevait sans force, les ailes rognées. Il reprenait parfois, troué de silence, avec une vigueur décroissante. Le tambour bégayait encore un peu, mais il n’avait plus rien de son appel jovial, quand, à l’aube, le Simidor le martelait avec une savante autorité. » (p.16-18)
Les battements du Simidor lors du coumbite imposent un rythme particulier, un rythme qu’on dirait semblable à la mort dans la mesure où il ralentit au fur et à mesure que les hommes s’épuisent. Le tambour n’est en fait qu’une autre lyre : s’il accompagne d’abord des paroles grivoises, il finit par faire résonner les soupirs. Le choix de cet instrument est lié à un souci de vérité, mais il est peut-être également lié au souci d’affirmer l’existence de codes propres à la poésie d’Haïti. Il est, du moins, pour le lecteur occidentalisé, une invitation à se laisser porter par des sons qui, s’ils ne lui sont pas inconnus, le restent assez pour le dépayser.
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Jacques Roumain compose donc un chant dont la polyphonie et la richesse linguistique sont — plus encore que le cadre de son récit — une source de dépaysement. Mais si la voix narrative de Gouverneurs de la rosée nous partage les paroles de ces villageois, ce n’est pas seulement pour donner au texte son rythme si particulier : c’est également une manière de partager, en les alternant, les points de vue des habitants. Les passages dans lesquels le discours indirect libre se substitue au discours indirect l’illustrent :
« Quand un homme commence à avoir du guignon, dit-on, même le lait peut lui casser la tête. La génisse peintelée s’était empêtrée dans sa corde et foulé une jambe. Dorméus l’avait traitée pour trois piastres, le sans-honte, mais elle tardait à guérir et Bienaimé devrait encore attendre avant d’aller la vendre. Lhérisson était parti travailler du côté de la Croix-des-Bouquets dans une équipe des Travaux Publics. D’autres songeaient à suivre son exemple et même à laisser Fonds-Rouge pour tout de bon. Et maintenant, ce Manuel qui se conduisait comme s’il allait tomber du mal cadux, quand donc, par la barbe du Saint-Esprit, pardon, mon Dieu, j’ai blasphémé, je ne le ferai plus, mea culpa, quand donc finiraient tous ces emmerdements ? » (p.110)
Il y a là une glissade, comme un souci de laisser les personnages s’exprimer. Dans les lignes précédentes, on ne sait si la locution « sans-honte » est employée par la voix narrative ou par Bienaimé. Quoiqu’il en soit, elle enrichit une liste de formules peu usitées en littérature française, parmi lesquelles « compère », « commère », « fi », etc. Jacques Roumain nous initie à d’autres manières de parler et, ce faisant, à d’autres manières d’écrire. L’exposante citée au début de ce papier avait raison d’insister : Gouverneurs de la rosée est une prose poétique, non seulement parce qu’il impose un autre rythme, mais également parce qu’il impose une autre langue. Une langue proche de la nôtre, mais qui n’est pas tout à fait la nôtre.
Néanmoins, il arrive que l’équilibre trouvé soit précaire. À la voix narrative, dès lors, de préciser ce dont on parle ou, plus encore, la manière dont on en parle :
« Avant midi, le bruit que Manuel avait découvert une source s’était répandu à travers le village. Nous avons un mot pour ça, nous autres nègres d’Haïti : le télégueule que nous disons, et faut pas plus pour qu’une nouvelle, bonne ou mauvaise, véridique ou fausse, agréable ou malveillante, circule de bouche en bouche, de porte en porte et bientôt, elle a fait le tour du pays, on est tout étonné, tellement c’est rapide. » (p.129)
On peut considérer que cet éclairage nuit au mystère de la langue, mais on peut également considérer qu’il repoétise le récit : en précisant ce fait de langue, la voix narrative nous offre un aperçu de la richesse lexicale du parler haïtien.
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Gouverneurs de la rosée est un roman choral : voix et points de vue s’y enchevêtrent, l’ensemble se présentant comme une étrange litanie. C’est également — et c’est un autre point qui explique sa poéticité — un roman allégorique : les descriptions de paysages plus ou moins désolés sont à lire comme des considérations politiques.
Un grand nombre de descriptions peuvent être considérées comme des hypotyposes :
« Au-dessus de Mahotière, à une journée de chevauchée, on arrivait au Morne Villefranche ; les bois de pins commençaient sur ses flancs, avec de longues traînées de brouillard, des loques humides pires que la pluie, pénétrantes jusqu’à la moelle des os. C’est une montagne à pic, déchirée de gouffres dont on ne voit pas le fond, couronnée de pitons qui se perdent dans le ciel bouleversé ; les arbres y sont noirs et sévères ; le vent se plaint nuit et jour dans leurs branches parce que c’est sensible et chantant, les pins. » (p.105-106)
On regarde la montagne comme le personnage la regarde, c’est-à-dire de bas en haut. Au mouvement ascendant (des « flancs », nous sommes conduits vers le « pic ») répond un mouvement descendant (nous plongeons vers les « gouffres ») suivi d’un autre mouvement ascendant (nous remontons vers les « pitons »). L’ensemble rappelle le mouvement des vagues, l’océan devenant un élément sous-jacent du passage. Les lignes qui suivent le confirment :
« Devant le regard de Manuel, l’alignement des mornes courait jusqu’au couchant en une seule vague d’un bleu passé et tendre à l’œil ; si parfois le creusement d’un vallon la rompait, comme pour ce plateau de Chambrun, elle reprenait bientôt avec une nouvelle houle, d’autres gommiers rouges, d’autres chênes et la même broussaille confuse d’où s’élançaient les lataniers. » (p.106)
Le personnage regarde et, regardant, personnifie le paysage : la montagne est vêtue de « loques humides » et ces loques, ces « traînées de brouillard », le pénètrent au point qu’il les revêt malgré lui. Le personnage et le paysage personnifié ne font donc qu’un et c’est peut-être ce qui explique la sensibilité du premier à l’égard du second : « c’est sensible et chantant, les pins » Il y avait les chants des hommes, il y a désormais ceux des arbres. La nature, dans Gouverneurs de la rosée, n’est pas un ensemble qui serait opposé à la culture et que, comme tel, il faudrait maîtriser ; elle est un élément constitutif de cette culture et, comme tel, un élément à écouter.
Plus encore qu’un élément constitutif de la culture, la nature est même un élément constitutif de soi. Tel est le sens des paroles que Manuel adresse à Laurélien quand ce dernier l’interroge sur Cuba : « — Je suis ça : cette terre-là, et je l’ai dans le sang. Regarde ma couleur : on dirait que la terre a déteint sur moi et sur toi aussi. Ce pays est le partage des hommes noirs et toutes les fois qu’on a essayé de nous l’enlever, nous avons sarclé l’injustice à coups de machette. » (p.71)
Les habitants de Fonds-Rouge se confondent avec leur environnement. Ils ne font qu’un avec lui ou, plutôt, ils ne faisaient qu’un avec lui : depuis, des clans se sont constitués et l’eau a cessé de couler. À travers la bouche de Manuel, il semble que ce soit l’environnement lui-même qui s’adresse aux villageois et qui les convainc de la nécessité de s’unir. Ce n’est qu’à cette condition que les hommes pourront construire le canal et, ce faisant, retrouver une forme d’équilibre.
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Les descriptions de Jacques Roumain redoublent, en les approfondissant, les paroles du personnage principal. Elles ne sont pas les seules : les images, qu’elles soient métaphores ou comparaisons, deviennent la seule manière de dire une situation que le langage politique, lui, ne parvient plus à dire. Dans Gouverneurs de la rosée, le langage poétique se substitue au langage politique et s’impose comme langue d’échange. Tel est le sens du passage où Annaïse, après avoir accepté d’écouter Manuel, lui dit ne pas comprendre ce qu’il entend par le mot « grève » :
Mais la langue politique a-t-elle failli ? N’est-ce pas elle que privilégie Manuel lorsqu’il s’adresse à Laurélien ? Pourtant, force est de constater que ce n’est pas elle qui permet de regrouper les hommes pour un nouveau coumbite. La langue de la réconciliation, c’est une langue autre, une langue « relais » : « [...] Manuel avait traduit en bon créole le langage exigeant de la plaine assoiffée, la plainte des plantes, les promesses et tous les mirages de l’eau » (p.133)
De nouveau l’eau. Cette dernière est le motif principal du roman, motif qui est souvent lié à celui du chant. Nous l’avons vu, la sécheresse ne permet plus d’organiser un coumbite et donc impose ou la plainte ou le silence. Au contraire, le retour de l’eau implique un nouveau coumbite et donc le retour du chant des vivants : « On chante le deuil, c’est la coutume, avec les cantiques des morts, mais lui, Manuel, a choisi un cantique pour les vivants : le chant du coumbite, le chant de la terre, de l’eau, des plantes, de l’amitié entre habitants [...] » (p.188)
L’eau est donc le motif principal du roman et ce dès son titre. Titre heureux puisque, d’emblée, il remotive le langage politique : Gouverneurs de la rosée plutôt que Gouverner la rosée. Le sens n’est pas tout à fait différent, et pourtant il n’est pas le même : en insistant sur le rôle de l’homme face à la terre, face à sa terre, Jacques Roumain subjective ce dernier. Chez lui, l’homme n’est plus un élément soumis aux aléas d’un environnement détruit ; il est un être résilient et, comme tel, un être qui cherche un nouvel équilibre. Le poétique semble pour Jacques Roumain un autre langage politique, langage qui ne trompe pas et qui incite à agir. À cet égard, son récit — quoiqu’écrit il y a quatre-vingts ans — est saisissant d’actualité et impose un questionnement troublant : le langage poétique serait-il, in fine, le seul susceptible de nous réunir pour lutter contre les inégalités — sociales, environnementales, voire les deux ?