Il ouvre le livre. « Demandez » ! Il trône fièrement en premier mot de l’avant-propos. « Vous verrez » ! Ah, que j’aime cette position de jeune novice ! Oui, j’ai ouvert ce livre pour voir, non pour me faire croire que je sais déjà. Et que cette accroche – que l’on ne m’en tartine pas, il s’agit d’une accroche – me réjouit ! Le naturel s’en dégage, la conversation s'ouvre et le paradoxe naît, comme si de rien n’était. Tout est joué, tout le problème est contenu dans cette distinction : le "tel qu’il est" et le "tel qu’il croit qu’il est". Le propos n’a plus qu’à se déplier : si la confusion entre le texte en soi et le texte pour soi existe, c’est peut-être que le texte est un fantôme (devinez qui convoque Michel Charles dès le premier chapitre). Et si le texte est si peu clair, alors la lecture ne l’est peut-être pas davantage, peut-être n’est ce finalement qu’une institution sociale qui comme toutes les autres est soumise à des normes que la sociologie moderne nous apprend être l’émanation de la Grande Société – la bourgeoisie. Et tout commence… et tout finit. Maxime Decout n’a plus qu’à détailler ce que la bonne lecture rejette pour créer et mettre en lumière les transgressions à cette norme. Aussi élabore-t-il une galerie de portraits de mauvais lecteurs : le lecteur vagabond, le lecteur bricoleur, le lecteur contrefactuel, le lecteur haineux, le lecteur nez en l’air… Mais nous, ce qui nous intéresse, c’est l’organisation de cette galerie.
Maxime Decout entend nous initier à la mauvaise lecture. Son livre se présente dès lors comme un guide plutôt qu'un essai. À deux reprises, il est question de faire notre initiation, nous qui sommes pourtant, si j’en crois l’auteur, de bons lecteurs. Et le bas commence discrètement à s’effiler... J’y reviendrai.
La transgression aux dangereuses conséquences !
C’est pour cette raison que ce livre est aussi un manuel de la mauvaise lecture à l’usage des bons lecteurs que vous espérez être ou que vous croyez être. Il a l’intention de vous former à l’art de la mauvaise lecture, tout en vous révélant les moyens prodigieusement diversifiés pour y parvenir.
Sur ce point, nulle promesse non tenue ! L’auteur partage un nombre impressionnant, et je dois dire exaltant, de types de mauvaises lectures. Mais quelque chose bloque dans son discours, n’est-ce pas ? Un non-dit ou quelque chose du genre. Non, pas vous ? Et le livre continue sa route. Nous découvrirons les inquiétudes des bons lecteurs au sujet de la mauvaise lecture et l’émancipation des mauvais lecteurs, puis nous parviendrons au moment où le mauvais lecteur devient le créateur, non plus l’assistant du texte mais son producteur. Le livre est parfaitement organisé, minutieusement programmé et merveilleusement argumenté. Tout s’y tient, rien ne s’en détache. Alors je me pose la question que mon initiation ne pouvait que me conduire à me poser : puis-je mal lire l'essai de Maxime Decout ? Ce dernier ne programme-t-il pas chez moi une mauvaise lecture qui n'en serait pas une ? En réalité non, l’auteur ne se situant pas sur le plan de la création mais sur celui du savoir. Et là est le grand problème de la réhabilitation de la mauvaise lecture ! Nous tendons peu à peu vers une forme de relativisme : tolérons la mauvaise lecture, car la mauvaise lecture est féconde. Oui, mais ne faudrait-il pas être conséquent ?
Un exemple du livre me semble le pivot théorique du texte, celui d’Antonio de Guevara :
Qu’est-ce qui incite par exemple Antonio de Guevara, un prédicateur franciscain du XVIème siècle, à présupposer que le Nouveau Monde n’existe pas à la lecture des récits de voyage et des témoignages qui attestent pourtant de sa récente découverte ?
La question est pertinente, mais s’arrêter à la manière suffit-il ? Ne faudrait-il pas actualiser le propos ? Pour l’auteur, Antonio de Guevara est un modèle de lecteur contrefactuel. En bref, un lecteur qui lit mais qui se moque des faits et de leurs preuves. Les pieds dans le plat ! Maxime Decout autorise le lecteur à croire ce qu’il veut (rappelons qu'Éloge du mauvais lecteur est un manuel, la description y vaut prescription). De ce point de vue, il a raison : personne n’a pas le pouvoir de lutter contre les croyances. Mais que le relativisme épistémique soit si présent dans la démonstration me perturbe. Est-ce une volonté de l’auteur ? Suis-je en train de tomber dans un piège particulièrement bien tendu ? En radicalisant son propos, Maxime Decout me force-t-il à penser ? Et si je ne pense pas et que je le crois sur parole, suis-je un mauvais lecteur ? Et si je ne le crois plus, en suis-je donc un bon ? Ah ! Je peux donc faire l’éloge des lecteurs, pensant que la terre est plate et présupposant que tout livre scientifique est un tissu de mensonges. Vous comprenez, lecteurs, que cette absence de morale entraîne une « égale validité » des savoirs (Boghossian) qui me semble contestable.
Vous me direz que je me mêle de théorie alors que je ne suis pas qualifié. D’abord, je vous réponds qu’à ce titre Maxime Decout loue mon comportement de mauvais lecteur. Puis je ne suis pas le seul à trouver cette conclusion discutable : l’auteur lui-même est d’accord avec moi !
La fausse transgression
Le jeu de l’auteur faisant de son livre un manuel est omniprésent. C’est, à n’en pas douter, une forme plaisante qui permet de comprendre le fond plus sérieux et de mesurer la rigueur de l’enquête. Oui, mais non, pas que. Il s’agit aussi d’un jeu avec les bons lecteurs. Voilà ce qui me gênait plus haut. Maxime Decout écrit un essai sur la littérature : il ne s’adresse pas à n’importe qui, il parle à de bons lecteurs, comme lui. Et ces derniers prennent plaisir à cette transgression qu’est la mauvaise lecture, un plaisir sadique, un fantasme qui laisse émerger la face sombre du lecteur. L’essai, le bilan de la recherche, devient alors œuvre littéraire. Maxime Decout crée des monstres de papier pour que nous en jouissions et, peut-être (c'est l'envers trouble de l'essai), pour que nous nous en purgions. Le tendance au relativisme que nous avions notée disparaît par la seule énonciation du livre : un homme bien parlant à des gens bien.
Comment en suis-je si sûr ? Car je suis un mauvais lecteur d’un type dont ne parle pas si explicitement l’auteur, du type pinailleur. Je renvoie d’ailleurs mon lecteur ami aux travaux d’Andrei Minzetanu :
Le mauvais lecteur que vous êtes, désormais rompu à la lecture buissonnière, ne résistera pas longtemps à une telle sollicitation.
Il pourra donc se faire la main en s’inspirant de Laura. Pour cela, je vous recommande chaudement trois romans d’Agatha Christie : A.B.C. contre Poirot, Ils étaient dix et Cinq petits cochons.
Ils étaient dix ? Une note indique qu’il s’agit d'un livre anciennement connu sous le titre Les Dix Petits Nègres. Le texte de Maxime Decout prend constamment le parti de la transgression, sauf à ce moment : une note qu’aucun mauvais lecteur ne lit... Seul un bon lecteur lit une note de bas de page. Le titre retenu par l'éditeur d'Agatha Christie a été modifié en 2020 sur demande de ses ayants droit. Ils ne veulent pas choquer par un titre trop violent. C’est leur droit et, qu’on les comprenne ou pas, c’est comme ça. Je ne rentre pas dans le débat. Ce qui m’importe ici, c’est que la transgression d'Éloge du mauvais lecteur se produit dans un cadre bien défini. Elle est autorisée par un non-dit, celui de la communauté de lecteurs. Maxime Decout se maquille en auteur rabelaisien : son livre nous invite à prendre plaisir à la mauvaise lecture, à y trouver quelque chose de plus que ce qu’impose la bonne lecture, à faire communauté. Que serait ce vous, dont je parlais au début, si ce n’est la prémisse du nous ? Pour qu’il y ait nous, il faut avant tout que le maître laisse vous atteindre son niveau de compréhension. Mais ce n’est possible que parce que nous savons qu’il s’agit d’un jeu, d’un jeu sérieux mais d’un jeu quand même, un jeu créateur et un jeu qui nous est accessible car avons appris à bien lire. Nous jubilons, car nous sommes autorisés à jubiler, nous goûtons les excellentes analyses de Maxime Decout, car nous avons la tournure d’esprit pour. Et en ce sens s’achève l’essai :
Vous savez désormais pertinemment comment et pourquoi mal lire : il ne vous reste plus qu’à prolonger ces réflexions, conseils et invitations pour vous lancer dans une pratique clairvoyante, allègre et créatrice de la mauvaise lecture.