L’aliénation, surtout celle de la mère, est en effet le pivot sur lequel tourne le livre et sur lequel il s’amplifie. Le titre nous l’indique en partie : Descendre vers la [mère]. Suzanne est une femme qui a épousé à la fois son homme et son statut d’épouse et de mère, mais c’est une mère qui travaille, et traitant de cela Isabelle Blochet livre les plus belles phrases de son roman.
Elle ne touche pas de fixe, en début de mois elle commence de zéro. Dans le classement des vendeurs, elle est la première au chiffre. Elle s’est constitué une clientèle familiale. Les parents devenus grands-parents achètent pour les petits-enfants, ainsi de suite. Mme Suzanne est disponible ? Elle les rejoint souriante, impeccable dans son tailleur jupe. Bonjour messieurs dames, comment allez-vous ? Elle écoute les réponses en dodelinant de la tête. Quand elle n’est pas appelée au standard, elle s’adresse directement aux clients. Je peux vous être utile messieurs dames ? La science consiste à faire le tri, d’un seul regard, entre les acheteurs et les flâneurs, les seconds lui faisant perdre un temps précieux.
L’univers de l’emploi et de sa nécessité vitale est écrite dans sa rudesse la plus totale : la femme est parfaitement précaire puisqu’elle n’a pas de fixe, elle est payée à la tâche, à la vente, à la prime. C’est une tâcheronne des temps modernes. « [L]a première au chiffre » le synthétise bien : elle est la première en matière de chiffre, mais elle également la première qui court vers le chiffre, les autres, sous-entendu, courant un peu vers autre chose. Les phrases commencent presque toutes par « elle » et par un verbe d’action représentant la mère en employée modèle, pour s’achever dans une phrase où cette mère est absentée derrière « la science » car, en définitive, l’employée modèle qu’est Suzanne ne vaut que pour ses qualités à ne plus être là, à ne pas perdre de temps, à être un objet technique au service de la vente. Un objet « impeccable ». Mais derrière ce tableau sombre de la condition de Suzanne il y a sa force vitale. Elle est malmenée par son mari, elle subit la double journée et pourtant elle reste « la première au chiffre », elle reste « impeccable ». Elle est de ceux qui ne faillissent pas. Derrière l’aliénation qui est représentée il existe une forme d’admiration, un peu moqueuse, de la petite fille pour sa mère.
Suzanne l’employée modèle est en effet une source d’étonnement et un objet d’étude toujours intriguant pour la petite fille. Suzanne est dans la salle de bain, elle se prépare à aller au « Port Royal », manière de parler du magasin où elle travaille et qui se situe à Port Royal. Encore une fois, Isabelle Blochet décrit avec minutie les actions de Suzanne.
J’assiste à la préparation de Suzanne pour le Port Royal. Elle retire les bigoudis, dont les pinces la piquaient depuis un bon moment. Ils ont formé des boucles blondes sur ses cheveux naturellement raides. Elle glisse la main dans ses collants et vérifie leur état. Elle en porte même aux beaux jours pour cacher ses varices. Elle enfile une gaine couleur chair, assortie à son soutien-gorge, regrettant d’avoir toujours un peu de ventre. Elle coiffe ses cheveux et prend soin de ne pas aplatir les précieuses boucles. La laque Elsève, en long tube doré, forme un nuage synthétique autour de sa tête. Il me pique le nez et les yeux, je prends soin de m’en écarter. Elle se maquille – poudre de riz, fard à paupières, mascara, rouge à lèvres. Elle s’habille de son tailleur jupe, se parfume d’eau de Cologne. Un dernier ajustement devant le miroir, elle est fin prête. Encore une belle journée à donner au patron, dit-elle.
La préparation à l’embauche ressemble à un vaste moment de maquillage avant de monter sur scène, car l’aliénation de la mère passe par ce grimage, par cette mascarade. Suzanne ne compte pas pour ce qu’elle est, elle compte pour ce qu’elle peut devenir, une femme factice : de fausses boucles fixées par une laque synthétique, des varices masquées par des collants, un certain nombre de produits de maquillage sur le visage, un uniforme, son « tailleur jupe » et une fausse odeur, le « parfum ». Pour qui Suzanne se métamorphose-t-elle à ce point ? Son patron. La puissance du paragraphe tient à ce renversement : « Encore une belle journée à donner au patron. » Dans l’imaginaire collectif, une femme ou un homme qui s’apprête veut séduire ou a minima plaire. L’emploi transforme l’acte de séduction en acte de vente. Le verbe « donner » achève en effet de brosser un tableau cynique de cette aliénation maternelle qui semble bien comprise par la mère, ce qui la transforme en un clown triste, déguisé mais conscient de son déguisement. Elle ne se vend pas au patron pour un salaire, salaire fixe qu’elle n’a pas, elle se donne. La mère de famille laquée à l’Elsève devient une prostituée. Pour cette situation, Hélène n’a qu’un mot : « je prends soin de m’en écarter ». La proposition passe comme si de rien n’était, mais il faut noter cette réaction de la petite fille qui recule devant cette métamorphose. La position distanciée de la jeune fille, fondement du régime narratif du livre, rejoint la distance qui existe entre la situation de la narratrice et celle de sa mère. L’émancipation féminine va de pair avec l’émancipation du travailleur.
On me reprochera peut-être cette interprétation en tambours et trompettes, caricaturalement marxiste. Pourtant Isabelle Blochet ne s’arrête pas à ces considérations connues, elle les dit à nouveaux frais – ce qui ne fait jamais de mal – et elle les problématise. Pour vous convaincre il ne me faut qu’un seul exemple, le lien entre l’aliénation maternelle et l’aliénation scolaire :
M. Verdier lui procure des joies intenses, ignorées de lui. Elle vit pleinement les périodes de composition qui scandent sa vie de mère : celles de décembre, d’avril et de juin. Dans la cuisine, elle me fait apprendre inlassablement mes leçons. Elle me lance à la volée un verbe – premier, deuxième ou troisième groupe – et un temps. Chanter au futur antérieur, croire au plus-que-parfait, finir à l’imparfait du subjonctif. Je dois le conjuguer le plus rapidement possible. Et les récitations, longues, ardues, au vocabulaire riche, qui n’en finissent pas de l’exalter. Ah, L’Invitation au voyage… Mais écoute ces rimes, ce rythme, Baudelaire est vraiment merveilleux.
Contrainte par ses corvées ménagères, elle place mon manuel scolaire près de la vaisselle, des épluchures ou du linge à repasser. Elle m’entraîne telle une pouliche à la course. Je dois arriver première, avec une tolérance éventuelle pour la deuxième ou la troisième place. À ne pas relever les défis qu’elle me lance autant qu’à elle-même, le risque serait de la décevoir.
M. Verdier (qui porte le nom d’une des avenues de Montrouge, lieu où se passe un des moments du livre : clin d’œil ?) est le professeur de la jeune Hélène, et dans ce passage, l’école et la mère font bloc, mais ils font bloc d’une manière étrange : « [c]ontrainte par ses corvées ménagères, elle place mon manuel scolaire près de la vaisselle, des épluchures ou du linge à repasser. » Le mot incroyable de cette phrase est la conjonction de coordination « ou » qui nous indique à quel point cette scène s’est répétée, peut-être tous les jours. Les corvées ménagères qui accablent Suzanne font écho aux corvées scolaires qui accablent Hélène. L’aliénation féminine est donc liée à l’emprisonnement de l’élève à l’école, et elle est l’alliée toute trouvée de cet emprisonnement. Suzanne qui était « première au chiffre » veut faire de sa fille la « première » au savoir. Je force peut-être le trait, mais la représentation de cette solidarité des aliénations m’a énormément plu. On la lit trop rarement dans les romans. Ce n’est qu’un exemple de ces autres solidarités paradoxales qui continuent d’enfermer Suzanne dans un rôle de « femme gelée » (Annie Ernaux). Je note pour le seul plaisir de le mettre en lumière ce cynique extrait : « Au mariage de la meilleure collègue de ma mère, mon père fait la rencontre d’une jeune femme, petite, fine, les cheveux bouclés. Il l’invite à danser, il s’enflamme. »
J’ai longtemps ris jaune de cette « meilleure collègue de ma mère » puisque fatalement la mère n’a pas d’ami. La mère n’a que des collègues étant donné qu’au Port Royal ou à la maison la mère n’est qu’une travailleuse. Elle est habituée à ne jamais être rémunérée. La dichotomie entre le mari chômeur charmeur de ces dames qui « s’enflamme » et la mère Suzanne, « femme gelée », est savoureuse tant elle est cruelle : le mariage gèle l’épouse mais permet au mari de s’enflammer… pour une autre. Ironie suprême, cette autre a très étonnement les mêmes caractéristiques physiques que la mère lorsqu’elle se prépare pour travailler : cheveux bouclés, ventre rentré par la gaine. On ne s’attend pas à cette cruauté sous cape d’Isabelle Blochet.C’est à mon avis ce qui fait de ce livre un premier roman intéressant. On attend avec curiosité son second.