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Hériter d'une œuvre littéraire
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Image : Archives "Zoé Oldenbourg"

Hériter d'une œuvre littéraire

entretien avec Agathe et Olaf Idalie, enfants et ayants droit de Zoé Oldenbourg

Illona Dagorn

23 septembre 2023

Les Jeunes Caractères remercient vivement Agathe et Olaf Idalie pour cet entretien. Que leurs lecteurs prennent autant de plaisir à lire ces propos qu'Illona en a eu, il y a presque qu'un an, à les enregistrer !
 
Mercredi 12 octobre 2022, 14 heures.
L’interphone sonne et couvre l’écho des cloches. Je décroche et, sans surprise, les voix d’Agathe et d’Olaf Idalie me parviennent. Je ne crois pas qu’elles s’adressent à moi. Peu importe : je déverrouille la porte de l’immeuble et parie sur le fait qu’ils entendront le grésillement indiquant qu’elle est ouverte.
Je suis agitée. J’ai rencontré Olaf en mars 2021, Agathe en mai : je travaillais sur une partie de l’œuvre de leur mère, Zoé Oldenbourg, et il s’agissait d’en discuter. Depuis, ma perspective a changé : je ne suis pas là pour partager mes recherches, mais pour les interroger sur le statut d’ayant droit.
J’entends leurs pas dans les escaliers. Les tasses, les gâteaux et le dictaphone sont posés sur la table, comme s’ils attendaient d’être manipulés. Je sors sur le palier ; mes invités ont encore deux étages à monter. Je songe aux points que je souhaite aborder lors de notre entretien mais, voilà, le visage souriant d’Olaf apparaît déjà.
 

Zoé Oldenbourg est née le 31 mars 1916, à Saint-Pétersbourg. Petit fille de l’académicien orientaliste Sergueï Fiodorovitch Oldenbourg et fille de l’historien et journaliste Sergueï Sergueïevitch Oldenbourg, elle fut une femme de lettres de la seconde moitié du XXème siècle et l’une des lauréates du prix Femina. Originaire de Russie, sa famille s’est exilée en France et s’y est installée.

Illona — Les premières années de Zoé Oldenbourg, votre mère, ont été marquées par la révolution russe. Pouvez-vous, en quelques mots, nous expliquer en quoi cet événement a infléchi le cours de son existence ?

J’ai insisté sur le verbe « infléchir », comme si je cherchais à adoucir une expérience qui fut moins un infléchissement qu’une rupture. Olaf et Agathe le soulignent :

Olaf — Je dirai que cette révolution a complètement bouleversé ce à quoi Zoé était destinée. Elle était issue de l’élite de la société, mais pour notre grand-père, son père, les événements impliquaient de fuir immédiatement. Il a donc quitté la Russie par la Finlande, dans des conditions assez rocambolesques. Ce départ a changé le statut de la famille. Puis, avec l’arrivée des communistes au pouvoir, il est devenu évident que Zoé ne mènerait pas la vie à laquelle elle était promise.

Agathe — Elle a connu la famine et la terreur. Ça a affecté son univers intérieur. Sans compter l’émigration…

Olaf — La confrontation au danger, à la menace, à l’humiliation…

Agathe — Et la destruction d’un monde !

Illona — Si je ne me trompe pas, Zoé ne retournera pas dans son pays natal avant les années 1960.

Agathe — En 1961, le magazine Elle l’a sollicitée pour rédiger un feuilleton sur l’impératrice Catherine. Elle a accepté le contrat, et donc le voyage. À l’époque, c’était exceptionnel de partir en Russie ! Mais elle était embarrassée car elle ne voulait pas faire de l’histoire romancée, comme on le lui demandait. Elle a donc écrit un essai que — c’est drôle ! — le comité a refusé. On l’a payée, mais on ne l’a pas publiée. Le texte est finalement paru chez Gallimard, en 1966.

Illona — Une trentaine d’années plus tard, sans qu’il y ait un lien particulier avec ce séjour, Zoé écrit un texte, Pétersbourg, dont nous reproduisons des extraits dans ce numéro. Il me semble que le ton de ce dernier est celui de la mélancolie plus que du regret. Quel regard votre mère portait-elle sur la Russie et sur les événements dont elle fut le théâtre au cours du vingtième siècle ?

Agathe — Elle avait vu des choses, et elle et son mari supportaient mal le refus des intellectuels communistes ou proches du communisme français d’entendre ce qu’il se passait vraiment là-bas.

Olaf — Ces derniers disaient que c’était bon pour les Russes… Je pense que notre mère était attachée à son peuple d’origine. Elle l’idéalisait peut-être même, ce peuple généreux, émotif, sentimental ! Elle le considérait en tout cas comme une victime, mais une victime courageuse.

Illona — Elle était aussi attachée à la culture russe.

Olaf — Oh, oui ! Une culture qu’elle connaissait à la perfection. Elle connaissait très bien la littérature russe, mais pas que ! Elle aimait aussi la littérature anglaise. Et je ne parle pas de la littérature française, qu’elle connaissait parfaitement aussi !

Agathe — Je ne me souviens pas d’un attachement particulier pour le peuple et pour son caractère. Au contraire, Zoé reléguait l’idée d’« âme russe » au rang de cliché. En revanche, je pense qu’elle était imprégnée par la littérature russe au point de la considérer supérieure, très supérieure même, à la littérature française.

Olaf — Oui, mais elle était bouleversée par les souffrances de ses compatriotes. Entre la révolution, le stalinisme, la seconde Guerre Mondiale et les vingt-trois millions de morts, elle ressentait une certaine fierté à l’idée d’appartenir à un peuple qui a été malmené tout au long du vingtième siècle.

Nous continuons de discuter des lectures de Zoé Oldenbourg. J’apprends que celle-ci, en plus de connaître les incontournables russes, allemands, anglais et français, les lisait en langue originale. « Elle avait des goûts assez classiques », remarque Olaf. Lui et Agathe m’expliquent qu’elle s’intéressait en fait peu aux grands noms de son époque, même si son mari était libraire et qu’il lui avait permis d’en découvrir. Isaac Bashevis Singer, par exemple. Quant à son statut de jurée du prix Femina…

Agathe — Je crois que ça l’ennuyait un peu, d’être un membre du jury. C’était plutôt notre père qui épluchait et qui faisait le tri ! Elle, lire des textes inaboutis, ça ne l’intéressait pas. À la fin de sa vie, je trouve même qu’elle ne lisait plus. Seulement des policiers ; Agatha Christie ou Ellis Peters.

Olaf — Peut-être considérait-elle qu’elle avait tout lu…

Agathe — Je pense qu’un écrivain comme elle, habité par la littérature mais qui n’avait en réalité pas beaucoup de temps pour lire, n’avait pas la place pour accueillir de nouvelles œuvres. Il y avait les textes qu’elle avait aimés dans sa jeunesse, les grands classiques, mais au-delà il y avait une sorte d’indifférence.

Olaf — Elle avait son bagage. Elle a fait ses classes puis, à un moment, elle a considéré que c’était à son tour. Elle avait besoin d'écrire et, avec un tel besoin, on ne peut pas passer ses soirées à lire… Puis elle était fatiguée.

Je demande si Zoé ne craignait pas, à force de lectures, de perdre sa propre voix. Artistes comme elle, ses enfants partagent sur ce point le même avis :

Olaf — J’ai travaillé pour des artistes et je me suis rendu compte que tous ne se précipitent pas aux expositions des maîtres. Ils ne sont pas les premiers à se tenir au courant de ce que font les autres…

Agathe — Ils ont assez à faire !

Ils ont assez à faire, oui. Je me souviens de ce que Zoé Oldenbourg note dans son autobiographie, Visages d’un autoportrait (1977), sur ce sujet : « L’influence de tel ou tel maître est comme un fleuve souterrain, qui forme votre sensibilité à votre insu. Consciemment, c’est toujours contre lui que vous écrivez. » Pour elle, l’écriture demandait un effort considérable et d’autant plus admirable qu’après son mariage elle ne pouvait s’y livrer avec liberté.

Agathe — Quand notre père a acquis la librairie où nous habitions, notre mère a connu plus de contraintes. Il lui demandait de garder le magasin le matin, pendant qu’il allait chercher les livres chez les éditeurs. Zoé ne disposait que de courtes plages pour s’installer dans un café et travailler. Ses journées étaient coupées en morceaux.

Olaf — Elle ne travaillait jamais à la maison. Toujours au café. La maison, c’est quelque chose qui appelle. Il y a tout le temps à faire. Il fallait qu’elle sorte. Elle serait malheureuse, aujourd’hui, avec l’interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments. C’était un nuage de fumée !

Agathe acquiesce, en souriant. Je suis impressionnée par la tranquillité avec laquelle elle et son frère s’écoutent, et par la facilité avec laquelle ils se répondent. Ils me rappellent ces complices d’enfance qui, après s’être retrouvés, ont conscience que le temps s’est écoulé. Lorsque je les interroge sur les textes de leur mère qu’ils ont lus et qu’ils ont aimés, Olaf nous amuse :

Olaf — Zoé Oldenbourg était d’abord ma maman. L’écrivain… Le premier contact que j’ai eu avec son œuvre c’est quand, malade, elle m’en faisait la lecture. Le roman La Pierre angulaire, elle me l’a lu en grande partie à voix haute.

Agathe — Je ne le savais pas !

Olaf — Je devais avoir huit ou dix ans…

Agathe — Et elle te lisait son œuvre ?!

Olaf — Oui, j’ai eu le droit à ça.

Nous rions jusqu’à ce qu’Olaf insiste sur une autre réalité. Pour lui et pour sa sœur, Zoé Oldenbourg incarnait une figure maternelle avant d’incarner une figure auctoriale. 

Olaf — Je le dis franchement, je culpabilise de ne pas avoir été le premier lecteur de ma mère. 

Plus tôt, Agathe m’avait confié qu’être l’enfant d’un ou d’une artiste n’est pas facile. « C’est quelque chose d’invasif », avait-elle observé, prenant pour exemple les piles de livres déposées partout dans l’appartement familial. Elle ajoute :

Agathe — Parfois, j’ai ressenti de la gêne en lisant certains passages des livres de ma mère. Les romans font vivre des personnages dans leur vie la plus intime et il arrivait que, pour moi, ce soit trop.

Olaf — Ce sont peut-être des attitudes typiques des enfants par rapport à leurs parents. Toutes ces passions… Ces personnages qui s’aiment, qui se tuent, qui se suicident… Quand on est très jeune, on n’a pas forcément envie de lire ça.

Agathe — Et même quand on l’est moins. Il y a une grande violence dans l’œuvre de Zoé, une violence qui n’est pas commune ou, en tout cas, qui ne l’est pas à la littérature française. Une violence plus proche de celle que l’on trouve dans la littérature russe.

Développant nos lectures, nous en venons à celle de La Pierre angulaire. Paru en 1953 aux éditions Gallimard, ce roman à sujet médiéval permit à Zoé Oldenbourg de recevoir le prix Femina. Il occupe une place importante dans son œuvre, et je devine qu’il a joué un rôle particulier dans sa vie. Agathe nuance cependant les choses :

Agathe — Zoé aurait pu obtenir le prix Goncourt en 1946, pour Argile [ce dernier a finalement été attribué à Jean-Jacques Gautier pour Histoire d’un fait divers, ndlr]. Plus tard, en 1953, le jury avait décidé de le donner à l’unanimité à ma mère. Or, à l’époque, l’attribution du Femina se déroulait une semaine avant, et il se trouve que son jury, après de vives discussions, avait également décidé de la récompenser. Les membres du Goncourt ont été ulcérés et, bien sûr, se sont organisé pour passer dès l’année suivante avant le Femina… Mais, pour Zoé, c’était trop tard.

Olaf remarque que cette récompense, quoique moins prestigieuse, permit néanmoins à ses parents de vivre plus confortablement. Si l’estime que sa mère portait au prix Femina était assez modérée, celui-ci lui offrit l’opportunité de devenir propriétaire à leur tour.

 
[I]l y avait parmi les émigrés un préjugé contre les « Français » : des gens bizarres, ils ne pensent qu’à l’argent. Ce n’était pas toujours vrai. Mais il y avait le souvenir des « fonds russes » — et aussi le fait que le « Français » était souvent le propriétaire qui réclamait l’argent du terme.
M. Gerbault, propriétaire du pavillon de l’avenue Schneider, n°27, à Clamart, était un ouvrier, et travaillait aux usines Citroën. Un grand vieillard aux allures de paysan, qui buvait ferme et ne pouvait prononcer trois mots de suite sans dire merde […]. Pas mauvais homme. Il possédait deux ou trois pavillons assez beaux, et qu’il louait cher. À chaque terme papa discutait avec lui, essayant d’obtenir le droit de payer au mois et non au trimestre, ou de reculer le paiement jusque la fin du mois ; M. Gerbault l’emmenait au café « boire un coup » (papa détestait le vin mais n’osait refuser), disait : « On n’est pas des monstres » mais ne cédait pas.
 
Zoé Oldenbourg, Visages d’un autoportrait (1977)
 

À l’évocation de la vie familiale, les réponses d’Olaf et d’Agathe se teintent d’émotion et d’admiration. Je comprends que, discrète et attachée à ses proches, leur mère n’en avait pas moins une grande ambition. Elle aspirait à la reconnaissance et était déçue, blessée même, de ne pas être considérée à sa juste valeur. Son statut de jurée du prix Femina lui permit de nouer des liens avec des femmes telles qu’Élisabeth Barbier, Dominique Aury ou la duchesse de La Rochefoucauld mais, souligne Agathe, « les déjeuners du Femina lui plaisaient parce qu’elle pouvait y retrouver des amies, pas parce qu’elle pouvait y parler littérature » ! Ces moments étaient une parenthèse, une pause lors desquelles elle n’avait pas à se soucier des textes en attente ou des tâches ménagères. Au fur et à mesure que nous en discutons, une figure apparaît : celle de Heinric Idalovici, le mari de Zoé Oldenbourg. Ce dernier était également son premier lecteur et l’un de ses admirateurs.

Illona — Pensez-vous que votre père intervenait dans l’écriture de votre mère ?

Agathe — Oui, il intervenait. Je vais vous dire pourquoi : en tant que libraire, il savait ce qui plaisait et ce qui ne plaisait pas. En général, il l’incitait à raccourcir. Les livres de ma mère sont longs, mais il faut savoir qu’elle faisait une coupe importante après avoir reçu l’avis de mon père. Je pense que ce dernier n’avait pas tort.

Illona — J’aimerais vous questionner sur la place de l’Histoire dans l’œuvre de votre mère. Dans des écrits plus autobiographiques, cette dernière s’emploie à distinguer le métier d’historien du métier d’écrivain et insiste sur le fait qu’elle ne fait pas le premier mais le second. Lors des recherches que j’ai menées sur ses textes, j’ai appris que ses plus grands essais d’histoire — je pense en particulier au Bûcher de Montségur — étaient des commandes. Est-ce seulement par devoir que Zoé Oldenbourg honorait ces dernières ? Le Bûcher de Montségur a tout de même donné naissance aux romans Les Brûlés et Les Cités charnelles !

Olaf —  Vous savez, ces commandes ne sont pas arrivées par hasard : Zoé était réputée pour être un écrivain spécialiste du Moyen Âge.

Agathe précise que la collection dans laquelle a été publiée Le Bûcher de Montségur (1959), celle des « Trente journées qui ont fait la France » de Gallimard, était confiée à des auteurs qui n’étaient pas historiens de métier. Son directeur, Gérard Walter, entendait diffuser les recherches d’érudits, d’intellectuels, d’hommes politiques et d’écrivains dont le style alliait rigueur et simplicité.

Agathe — Elle était honorée par cette commande, mais il s’agissait aussi d’une activité alimentaire. Ça garantissait les ressources. Bien sûr, elle s’est investie dans ce travail et celui-ci a entraîné les romans qui ont suivi.

Olaf — Je me souviens que la famille est allée à Montségur. À l’époque, les rues n’étaient ni pavées ni goudronnées. On mangeait dans une sorte d’auberge, assis autour d’une grande table ronde. La femme de l’aubergiste était incollable sur l’histoire des cathares ! On est monté jusqu’au château, à pied. C’était une ascension ! Il y avait des tas de gens… Ça remonte à plus de soixante ans — j’étais gamin ! —, mais je m’en souviens très bien.

Agathe — Je pense que, pour elle, ce qui importait était d’habiter ces époques de l’intérieur. C’est un positionnement différent de celui de l’érudit. En revanche, quand il s’agissait d’honorer des commandes, elle était intransigeante. Elle refusait d’écrire de l’histoire romancée, ce que lui avait demandé le magazine Elle pour Catherine de Russie. Elle défendait le principe de vérité historique.

Olaf — L’esprit des magazines féminins ne lui correspondait pas du tout !

Je reviens sur la formule d’Agathe, « habiter une époque ». Évocatrice, cette dernière me rappelle que le Moyen Âge n’a pas seulement inspiré Zoé Oldenbourg : il a nourri son écriture.

Agathe — Elle souhaitait retrouver la fraîcheur de la langue française. Elle disait qu’au Moyen Âge les mots étaient pris à la source de leur sens, alors qu’aujourd’hui ils ont vieilli. Elle faisait un parallèle avec la langue russe, une autre langue jeune…

Illona — Les textes de Zoé Oldenbourg explorent le thème du déracinement, un déracinement dont vous avez rappelé qu’elle fut l’une des victimes. Toutefois, il me semble qu’une lecture autobiographique de son œuvre l’éclaire de manière insatisfaisante : en s’intéressant aux déracinés, Zoé évoque moins son expérience que celle d’une communauté.

Olaf — Elle aimait la littérature du « nous » parce que celle-ci lui permettait de situer cette société de gens nés en Russie, ces Russes blancs un peu oubliés, qui ont passé leur jeunesse dans le Paris des années 1930.

Agathe — C’est tout un milieu qu’elle a restitué, dans ses romans.

Olaf — Elle l’a restitué parce qu’elle en faisait partie ! Avant de se marier, en tout cas.

Agathe — Ces communautés se regroupaient en banlieue. À Meudon, par exemple. Ils se regroupaient parce qu’ils étaient mal acceptés par les Français et parce qu’ils pouvaient s’entraider. Puis il y avait une culture.

Olaf — Ils lisaient Pouchkine…

Agathe — Anna Akhmatova… Finalement, je pense qu’elle a souffert d’être coupée de cette communauté.

Illona — Votre père, Heinric, était également un immigré…

Olaf — Il est arrivé en France en 1938. Le paradoxe, c’est que notre mère et sa famille ont fui la Russie à cause du communisme ; lui, il a fui la Roumanie à cause du fascisme. Il était communiste. Il venait d’autre chose.

Agathe — Il n’était pas communiste à la soviétique, plutôt socialiste. Il était juif et avait milité au sein de l’organisation Hashomer Hatzaïr [fondée en 1913, cette organisation s’est développée autour des principes sionistes, socialistes et scouts, ndlr]. Il était contre la dictature.

Olaf — Il est allé en prison. Puis sa famille l’a envoyé en France, où il s’est caché. Il aurait pu être déporté… Je ne sais pas si, à l’époque, il espérait retourner en Roumanie.

Illona — Était-ce une évidence, pour lui, de devenir libraire ?

Agathe — Il disait que, s’il n’y avait pas eu la guerre, son père aurait eu les moyens d’établir chacun de ses fils ; que lui, le petit dernier, on lui aurait permis d’acquérir une librairie à Bucarest. C’était déjà un rêve.

Illona — Vous êtes non seulement la fille et le fils de Zoé Oldenbourg, mais vous êtes également les ayants droit de son œuvre. Qu’est-ce que ce statut et, surtout, qu’implique-t-il ?

Olaf — C’est très délicat. Nous sommes les héritiers, mais nous sommes un peu à la merci de l’éditeur. Bien sûr, nous pourrions lui dire : « écoutez, ma maman est formidable, vous devriez la publier… ».

Agathe — Je l’ai fait. Je suis allée voir un responsable, chez Gallimard, et j’ai obtenu qu’il réédite La Pierre angulaire en poche. Mais j’espérais plus. Il m’a dit : « Vous savez, les écrivains, quels qu’ils soient, passent par le purgatoire… Peut-être qu’ils reviendront, peut-être qu’ils ne reviendront pas. »…

Agathe hésite. Elle essaie d’expliquer les choses le plus simplement possible, sans apitoiement. Elle nous rappelle qu’à l’époque où sa mère écrivait, quelques-uns avaient décrété la mort du roman. Les textes de cette dernière étaient donc marginaux, mais ils étaient appréciés. Parce que le roman d’histoire a été réhabilité depuis, ceux de Zoé Oldenbourg ne pourraient-ils pas de nouveau toucher les lecteurs ?

Agathe — L’éditeur m’a dit : « c’est vrai, mais… ». Et je n’ai pas été assez convaincante. Il a ajouté : « vous savez, on admire ce que vous faites, mais il faudrait que ce soit une personne connue qui le fasse, un people… ». Un people… J’ai essayé. J’ai écrit une lettre ouverte que j’ai intitulée « Ma mère au purgatoire » et que j’ai adressée à des personnes connues. J’y présentais la situation dans laquelle se trouve cette œuvre, et j’y exposais les raisons pour lesquelles je pense qu’elle doit retrouver une place dans les librairies. En général, ce sont des livres de meilleure facture que la plupart des romans historiques… Ça n’a pas suffit. Peut-être qu’il faudrait revenir à la charge.

Les textes de Zoé Oldenbourg sont moins lus aujourd’hui qu’ils ne l’étaient à l’époque, ce qui incite les éditeurs à ne plus les diffuser. Bien sûr, Agathe et Olaf déplorent cette tendance. Ils m’invitent cependant à la considérer sous un autre angle : peut-être n’est-ce pas parce que ces textes sont moins lus qu’ils ne doivent plus être diffusés, mais plutôt parce qu’ils ne sont plus diffusés qu’ils sont moins lus.

Agathe — J’ai failli vivre une expérience qui, malheureusement, n’a pas pu se faire. J’avais rencontré, pour des raisons tout à fait autres, Olivier Rubinstein [passionné de littérature, ce dernier fut tour à tour libraire, éditeur, journaliste ou encore conseiller culturel, ndlr]. Il allait devenir agent littéraire et il était prêt à s’occuper de l’œuvre de Zoé. Il disait que cette œuvre valait la peine qu’on la relance. Lui et ses collègues avaient fait ce travail pour Irène Némirovsky, dont l’œuvre a été complètement ressuscitée.

Illona — Zoé aurait pu avoir un agent de son vivant, non ?

Agathe se tourne vers Olaf et lui révèle qu’une fois, un homme s’est présenté à la librairie. Il était l’agent de Marguerite Yourcenar, et il souhaitait devenir celui de Zoé. Hélas, cette dernière et son mari ont refusé.

Agathe — Je pense qu’il y avait chez eux une espèce de fatalisme. À la fin, notre mère n’allait plus chez Gallimard.

Olaf — C’était sans doute pénible, pour elle, de se trouver avec des gens qui ne savaient même pas qui elle était.

Agathe — Elle avait été liée à Dominique Aury, qui était une personne impliquée, un pilier de la maison, et à Paule Neuveglise. Cette dernière est décédée, et Zoé s’est laissée oublier…

Illona — La diffusion d’inédits, Pétersbourg par exemple, est parfois un moyen pour sortir de l’oubli l’œuvre d’un auteur ou d’une autrice. Quelles sont les autres possibilités qui s’offrent à vous ?

Agathe — Bernard Kreise, un ami, travaille aussi pour l’édition. Il m’a conseillé d’aller voir les responsables de Gallimard pour leur demander de publier les romans dans la collection « Quarto ». On pourrait faire ça. Il pense également qu’il faudrait trouver un agent qui saura comment s’y prendre et qui sera plus convaincant que nous. Il touchera un pourcentage sur les ventes. Actuellement, les droits… Ils sont inexistants. Si on vous dit le chiffre, vous allez tomber des nues. Héritiers ? On est héritier de quasiment rien. C’est triste. Pas seulement pour l’héritage. Pour l’œuvre.

Illona — Diriez-vous que, depuis que vous détenez ces droits d’auteur, votre regard sur cette œuvre a changé ?

Olaf — Je dirai qu’elle se défend par elle-même. C’est vrai qu’on pourrait considérer que certains textes sont moins d’actualité. Celui sur Israël, par exemple. Il a suscité des polémiques et a valu des inimitiés à Zoé parce qu’elle y défend un État dont l’existence est encore terriblement contestée. C’est mal vu de défendre ce dernier. Les gens pensent tout de suite à la cause palestinienne, à juste titre aussi. De manière générale, tout n’est peut-être pas égal.

Agathe — L’œuvre de notre mère m’a beaucoup envahie. Je souffrais chaque fois que j’entrais dans une librairie et que je ne la voyais pas. Avant que Zoé ne disparaisse, je lui disais à elle et à mon père de faire quelque chose. Mais il y avait cette passivité…

Olaf — Ce découragement.

Agathe — Et cet orgueil blessé. Quand ils sont morts, je me suis dit qu’on allait enfin agir. Mais j’ai pu constater que même le fait de se présenter en tant qu’ayant droit et avec de bons arguments n’est pas suffisant. Quand j’ai quitté Paris, en 2011, j’ai essayé de tourner la page. Après avoir adressé ma lettre ouverte, des personnes m’ont répondu que l’œuvre de ma mère n’est pas la seule dans ce cas. Ça m’a consternée. J’espérais autre chose. De l’aide, finalement. En tant qu’ayant droit, on se sent… responsable.

Illona — On se sent seul, aussi.

Ils acquiescent. La « chaîne du livre » nous incite à penser qu’auteurs, éditeurs, traducteurs, correcteurs, imprimeurs, agents littéraires et libraires travaillent ensemble. Le statut d’ayant droit n’y est pas vraiment intégré, indice de sa marginalité. Peu de personnes se doutent de ce qu’il implique. 

Agathe — Je ne sais pas s’il existe des groupements d’ayants droit, des associations qui nous indiqueraient la manière de procéder. Peut-être qu’il existe des gens plus dégourdis que nous !

Olaf, Agathe et Les Jeunes Caractères tiennent à préciser que, entre la réalisation de cet entretien et sa publication, l'œuvre de Zoé Oldenbourg a été l'objet d'une attention renouvelée de la part des éditeurs et des critiques. Ils soulignent en particulier l'intérêt de Juliette Arnaud, journaliste pour France Inter, et de Clara Donati, attachée de presse pour Gallimard, pour les romans Argile et cendres et La Pierre angulaire, réédités en 2023.
 
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