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Entretien avec Michèle Pettazzoni, poétesse
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Image : Yvon Kervinio

Entretien avec Michèle Pettazzoni, poétesse

Malo de Bizien

18 juin 2023

De petites routes où ne passe qu’une seule voiture, sur les côtés des fossés que des agriculteurs peu scrupuleux n’ont pas encore comblés, permettent à l’eau de s’écouler des champs sans grignoter l’asphalte. Des herbes folles, des champs, la route d’Erquy que nous prenions quand j’étais enfant pour aller dans la maison de mes grands-parents. Je bifurque, fin du moment nostalgie, et je m’embarque sur les routes goudronnées de la Bretagne costarmoricaine. La côte est belle, il fait vert, et de temps en temps bleu. Michèle Pettazzoni m’a donné rendez-vous chez elle, dans une maison qui n’est ni une chaumière prolétaire ni une villa californienne : des murs blancs, de grandes baies vitrées avec une vue plongeante sur la mer. Gilles, son mari, m’accueille : « Je me suis un peu perdu, mais j’ai fini par trouver ! » Ils ont tous les deux la tête de gens qui, désormais, vivent heureux leur retraite. La maison a son histoire : une histoire de couple qui s’est déchiré, le mari a construit la maison pour sa femme et une fois la maison achevée elle l’a quitté, il lui a mené la vie dure, elle est partie. Eux sont en Bretagne depuis peu, une dizaine d’années, ils s’y plaisent et Michèle a écrit plusieurs poèmes évoquant ce paysage maritime devenu familier.
 
*
 
Depuis que je suis enfant à l'école primaire, ça m'a tout de suite touchée et marquée. À l'époque, on étudiait des poèmes. On apprenait des poèmes de Verlaine, « Le ciel est par-dessus le toit »… de Victor Hugo, « Demain dès l'aube »… Tout ça. Et dès le CE1 CE2, ça me parlait. Il n'y avait pas que ça qui me parlait. Il y avait les contes de fées et les chansons. J'étais très sensible aux chansons, aux poèmes : ça me touchait. J'aimais bien ça. Ça m'a emballée et j'ai continué à aimer la poésie et la littérature, surtout. J'avais le sentiment, en grandissant, qu'au niveau poésie, tout avait été dit et que moi, je n'avais rien à apporter de nouveau…
 
Il a fallu quand même que je suive une psychothérapie, suite à la maladie de ma fille. [Silence] C'est comme si cette psychothérapie avait ouvert quelque chose en moi que je refoulais. Quelquefois, j'ai eu la velléité d'écrire un poème, ou quelque chose, ou un carnet intime que j'avais. Mais d’une part, j'avais toujours peur qu'on le découvre, donc j'étais toujours obligée de vérifier que c'était bien caché, que personne ne le voie. Et d'autre part, j'avais le sentiment que je devais être forte pour aider mon frère, ma sœur, ma mère ou tous ces gens qui comptaient sur moi et qui avaient besoin d'aide. Et d'ailleurs, j'ai fait assistante sociale, parce que je pense que j'ai pris cette place où on m'avait mise, dans cette position d'aidant. Et écrire, écrire des poèmes… [Gestes et soupirs] Il y a eu une période où je ne lisais plus du tout de poèmes parce que pour moi, c'était signe de faiblesse, psychiquement ou mentalement. Une faiblesse dans le sens : une sensiblerie dont je ne voulais surtout pas être atteinte. Je refusais d'être... d'entrer dans la sensiblerie, la mièvrerie. Donc, à tort, bien sûr, j'avais mis tout ça loin de moi. Je pense que cette psychothérapie a ouvert une porte en moi et j'ai eu besoin d'écrire, et j'ai écrit. C'est venu en vers immédiatement. Et ce n'est pas venu en prose. Et je me rappelle fort bien le premier poème que j'ai écrit. J'étais en voiture. Je travaillais à l'époque comme assistante sociale, et c'était l'été. Il y avait les blés, il y avait de la joie. Et puis il y avait le projet de venir en Bretagne en vacances bientôt. Et du coup, j'ai écrit ce premier poème comme ça dans ma tête et je me suis empressée de le travailler et de l'écrire à la maison. C'était « Vie » :
 
 « Donne-moi l'été
Les épis lourds et les maïs jaunes
Les rires des enfants dans les grands champs de blé
Et la mer bleue sur le sable offert.
Donne-moi l'île que l'on rejoint à marée basse
Les jambes nues fouettées par la brise de mer
Les coquillages perdus sur la plage salée
Et les sentiers rubanés de la bande côtière »
(Extrait de « Vie », dans Michèle Pettazzoni, La Vie qui vrille)
 
… (qu'on voit, là, c'est les Hebihens.) "Les jambes nues fouettées par la brise de mer." Et voilà ! Et ça a été le premier poème que j'ai écrit, peut être vers l'an 2000. Je dirais que j'ai commencé à écrire à ce moment-là. Et après ? Et après, c'est venu. J'ai commencé à écrire vraiment, presque frénétiquement, mais surtout, je n'en ai parlé à personne. Quand je dis personne c'est personne, pas à mon mari, ni à ma sœur, ni à la famille, et j'ai gardé ça pour moi pendant peut-être deux ans, en pensant ne jamais montrer mes écrits. Jamais.
*
 
Michèle parle de sa vie avec émotion et humour. C’est peut-être ça la marque de la sagesse, savoir mettre un peu à distance ce que l’on a toujours tout près de son cœur. Gilles est un homme redoutablement sympathique, ingénieur de formation et de profession, il fait la discussion avec sa femme lors du déjeuner. Michèle a préparé un osso buco. Ils parlent de leurs anciens métiers, de leur famille… j’écoute surtout, je parle un peu, je ne retiens pas tout, j’essaie, mais je ne peux pas tenir mon stylo et me resservir ! Je retiens de ce déjeuner deux choses. La première : j’aime l’osso buco. La seconde : ils sont fiers du parcours de leurs deux filles, ils m’en parlent, me montrent des photos, des photos des petits enfants. Le déjeuner s’achève, Gilles nous quitte et Michèle me propose un fauteuil dans le salon.
 
*
 
Qu'est-ce qui m'a amené à publier ? C'est une rencontre : je crois vraiment beaucoup aux rencontres. Je suis allé au Salon du livre à Creil. Il y avait un stand des Adex, les Ateliers d'Expression, d'écriture, c’est une association qui publie des poèmes et qui regroupe des peintres et des personnes qui travaillent autour de l'art, des sculpteurs... Alors, je suis interpellée par le président de l'association, Monsieur Hanniet, décédé à présent, qui m'interpelle alors que j'allais rentrer. Il y avait une petite salle, pour les associations et une grande salle où se tenaient les auteurs. Il m'interpelle et me dit : « Est-ce que vous écrivez ? » Alors là, je me retourne. J'ai été très surprise. Il me dit : « Venez, venez, approchez-vous, prenez notre revue. Dans la revue, il y a des tableaux qui sont reproduits, il y a des poèmes. Est-ce que vous avez déjà écrit des poèmes ? » Moi, je lui dis que j'en écris, j'en ai plein. Alors il me dit : « Eh bien, il faudrait partager – bah ! je les ai montrés à personne. Je ne sais pas si c'est beau, si ça vaut quelque chose. – Eh bien, envoyez-moi vos poèmes et puis on se reverra. » Il habitait près de Crépy-en-Valois. Pas très loin, à une heure de chez moi. C'est ce que j'ai fait, et il a voulu me revoir. Il m'a dit qu'il était prêt à faire un recueil avec certains de mes poèmes. Ça a été un choc pour moi, parce que ça voulait dire montrer ce que je faisais, montrer ce que j'estimais être quelque chose de très personnel, de ma vie intime et de mes émotions que je ne voulais pas partager. Et le fait qu'il me dise que c'était beau, ça, ça m'a touchée parce que je suis très sensible à l'esthétisme et à la beauté des mots et il m'a convaincue qu'il fallait que je partage. Je me suis dit « Il faut que j'en parle à mon mari avant » [Rire]. Donc je lui en parle. Oh la la, la réaction, c'était pas une bonne réaction ! Il n'était pas très content, comme si je lui annonçais que je l'avais trompé, occasionnellement, un petit peu, comme ça [rire]. Oh la la! Non… il n'a pas compris que je n'ai pas partagé ça avec lui. Mais j'avais besoin d'un jardin intérieur et de quelque chose qui était à moi toute seule. Donc il y a eu ce premier recueil, et j'avais l'impression que comme j'en avais donné à ma famille, qu'on allait me dire quelque chose, qu'on allait ... [Silence] Rien. Après, je n'en ai plus donné, des recueils, il y en a eu cinq… parce que ça a fait un grand plouf. En même temps, c'est une sacrée claque que j'ai prise et je me suis dit « Tu vois Michèle, tu penses que ça va être un chamboulement quelque part, que la famille va te poser des questions, etc., et en fait ça n'intéresse personne », aussi bien les parents de Gilles, que mes parents, mes sœurs, frères, cousins, cousines, amis, hormis Jackie, qui est une amie, qui m'a encouragée et qui m'a dit que c'était très beau, et qu'elle était prête à me les taper, parce qu'à l'époque, j'avais comme un refus de l'ordinateur qui était de l'ordre de la névrose [rire] : ça m'est passé... Et donc elle m'a tapé mes poèmes, parce que je n'étais pas organisée. J'écrivais donc de façon manuscrite, encore maintenant d'ailleurs : je n'arrive pas à écrire un poème sur un ordinateur. J'arrive à le taper maintenant. Je les mettais dans une chemise, il n'y avait pas de classement, pas de thèmes, pas de dates. C'était comme ça, en suivant l'inspiration et l'émotion : ça sortait. Je travaillais ça jusqu'à ce que j'obtienne un rendu qui me satisfasse. Mais parfois, c'est difficile parce qu'on a envie de retoucher, ou, même après, des fois, je voudrais corriger une chose ; c'est vrai que c'est pas facile de dire, aussi bien quand on peint que quand on dessine : « maintenant, c'est fini, c'est bien comme ça, il ne faut plus y toucher », mais on est bien obligé parce qu'autrement on est toujours sur le même poème, qu'on refait sans arrêt.
 
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Je creuse sans creuser : suis-je vraiment là pour m’immiscer dans sa vie intime ? J’avais préparé mes questions de forme : pourquoi telle virgule dans tel vers ? Pourquoi ici des vers isométriques et là des vers hétérométriques ? Je m’étais préparé à la bombarder de questions de style. Michèle me rappelait que le style c’est avant tout une manière de voir le monde, que ce n’est pas qu’un choix formel d’écriture. Sa relation à sa famille, sa vie passée, la réaction de son mari, Jean-Pierre Hanniet, Jackie, sans tout cela point de poèmes. Michèle me ramenait à l’appréhender comme être de chair et de sang pris dans des rapports sociaux. Sans l’ordinateur de Jacqueline, « Jackie », il n’y aurait peut-être pas eu de publications, il n’y aurait pas eu deux classeurs touffus dans l’armoire du bureau d’Auréo et Jackie chez qui j’avais passé quelques vacances d’été.
 
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Longtemps, je me suis sentie seule. C'est assez curieux parce que j'ai un côté sociable, j'ai toujours eu des copains, des copines, je n'ai jamais été harcelée à l'école, même si j'étais phobique scolaire.
 
Je n'aimais pas l'école. Je n'aimais pas la collectivité et je n'aimais pas qu'un adulte nommé instituteur ou institutrice me donne des ordres, qu'ils me disent quoi faire ou comment faire : ça m'agaçait. Et puis, à l'époque, on était maltraité en tant qu'élève. J'ai eu des claques, j'ai eu des coups de règle sur les doigts, j'ai dû m'agenouiller sur une règle en fer, j'ai été enfermée dans un cagibi, cagibi où il y avait quand même une armoire avec des livres et une fenêtre, et un jour, la maîtresse m'a oublié à 16 h 30. Elle a oublié de me laisser sortir, et moi, je ne savais pas si elle allait revenir ou pas pour m'ouvrir et combien de temps allait durer la punition. Alors ! Pourquoi j'ai été punie ? Je n'étais pas une élève qui répond ou particulièrement insolente, mais je ne faisais pas mes devoirs. Les devoirs, ça pouvait être d'inventer dix problèmes avec des plus, des moins, des divisions. Et moi, qui ai une imagination débordante, eh bien il n'y avait rien qui venait [Rires]. C'était le trou. Et mes parents ne s’occupaient pas de moi, bien qu'ils auraient pu me suivre. Mon père était très intelligent, il aurait pu continuer des études, puisque, quand il a eu son certificat d'études, l'instituteur est entré dans sa famille pour dire qu'il fallait absolument qu'il poursuive ses études, mais les parents n'ont pas voulu, et donc il est entré à l'usine. Après, il a grimpé les échelons. Il était technicien à la fin, mais il était très doué en maths. Une fois, je lui ai demandé de m'aider pour les fractions et il m'a aidée, donc j'étais contente. Mais autrement, personne ne me demandait si j'avais des devoirs. En réalité, mes parents se disputaient souvent. Ma mère criait beaucoup. J'avais un frère et une sœur plus petits, elle me les collait dans les pattes et je n'avais pas d'endroit à moi. Jusqu'en terminale, j'ai fait mes devoirs et mes dissertations avec la télé qui marchait où j'ai vu beaucoup de films ! J'ai une filmographie incroyable ! [Rire] J'ai fait partie d'un cinéclub, et j'étais la seule à répondre quand il disait « Qui a vu ce film ? » Je crois que j'ai tout vu à l'époque de ce qui passait [Rire]. J'adorais le cinéma, parce que c'était assez dur de faire des dissertations avec la télé quand le film était intéressant. [Un temps] Et puis ma mère avait un côté maladif, très radin, par exemple ma chambre n'était pas chauffée. Donc si j'allais faire des devoirs dans ma chambre (il y avait un genre de bureau, de table) eh bien je n'avais pas de lumière suffisante, ni de chauffage. C'est pour ça que je faisais mes devoirs dans la cuisine, mais comme ils laissaientt toujours la porte ouverte et que je voyais la télé en face, ce n'était pas évident. J'ai détesté l'école immédiatement. C'est terrible. Et ça, ça m'a bouffé de l'énergie, mais je me rappelle tous les profs que j'ai eus, ils m'ont tous apporté quelque chose : en sixième, la mythologie grecque... Après, j'ai eu une amie qui a fait fac de lettres et qui m'avait dit « Tu devrais lire les Métamorphoses d'Ovide », je devais être en quatrième, et j'ai lu. J'étais abonnée à la bibliothèque et j'ai lu les Métamorphoses d'Ovide. Ça m'a emballée. La mythologie égyptienne aussi, j'ai adorée. Enfin, tout ça pour dire que je me sentais comme divisée. Ça, c'est grâce à ma psychothérapie que j'ai pu analyser ça. Dans mes rêves, par exemple, j'habitais une maison jumelée où il y avait toujours du double. Et c'est comme ça que la thérapeute m'a dit que j'avais fait une dépression masquée. C'est-à-dire qu'il y avait une partie de moi qui était déprimée et l'autre partie non, et je n’arrivais pas à réunir les deux. 
 
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Voudrait-elle que je rende public cela ? N’est-ce pas trop intime ? C’est essentiel, oui, car si l’on n’a pas cette information on ne comprend pas la plupart des poèmes de Michèle Pettazzoni, on ne comprend pas la raison de ces multiples je qui se disputent sans jamais vraiment se retrouver, toujours identiques, jamais les mêmes.
 
« C’est l’automne. Il neige des feuilles
dit l’enfant.
Au fond de moi une petite voix chantonne,
il fait doux,
il fait encore doux sur mon banc. »
(Extrait de « Le Bel automne » dans, Michèle Pettazzoni, Sur l’estran de mon cœur)
 
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Je pense que j'ai soigné une partie un peu triste et malade en moi. Et cette faiblesse dont je te parlais ? Il fallait que je la reconnaisse aussi, cette partie de moi qui pleurait, qui était malheureuse. Quand j'étais en sixième, ma prof de français a lu un conte. C'était un prince qui était mélancolique et qui était très malheureux parce qu'il aurait voulu trouver une princesse, mais il n'en trouvait pas qui lui convenait, qui lui plaisait. Alors, on lui dit que dans un pays voisin, il y a une princesse magnifique qui est bienveillante, jolie, gentille. Il décide d'aller la rencontrer. Il prend son cheval. Il traverse des champs de blé, des territoires et puis lui vient en tête l'idée que, de toute façon, ce n'est pas la peine. Ça n'ira pas, elle sera sans doute aussi comme les autres, elle va le décevoir et il fait demi-tour. Il n'y va pas. J'étais toute petite, et je me suis dit : « Tu vois Michèle, dans la vie, faut pas faire comme ce prince. Il faut quand même y aller, même si c'est difficile, même si tu n'y crois pas. » Je me rappelle avoir eu ce raisonnement. Je me dis que je devais vivre des choses très difficiles pour que ça percute comme ça. Quand j'écris mes poèmes, il y a des histoires que j'ai et qu'on m'a racontées au travail ou ailleurs, et qui rentrent en résonance avec quelque chose en moi. J'arrive à le ressortir, mais parce que, quelque part, ce que l'autre a vécu, peut-être aussi, je le ressens intensément parce que je le comprends. On ne peut pas ressentir tout. Je pense aux pervers, aux assassins ou aux pédophiles, tout ça. Je ne peux pas rentrer en résonance avec ces gens-là. Je n'ai pas en moi les germes pour accrocher et écrire quelque chose et me mettre dans la peau d'un pédophile. Par contre, j'ai déjà écrit sur un enfant abusé sexuellement. Je ne peux pas écrire sur tout puisqu'il faut que ça rentre en résonance. Mais, là où je suis surprise aussi dans la lecture des poèmes, c'est que j'ai lu Rester vivant, suivi de la Poursuite du bonheur de Michel Houellebecq, et j'ai beaucoup aimé. Parce que Houellebecq, il est très décrié, etc. (En fait, chaque fois que je parle de Houellebecq, on me dit « faut pas m'en parler, il me dégoûte » et tout ce qu'on veut.)  Moi, j'aime bien Michel Houellebecq parce que c'est dans ses poèmes que j'ai rencontré ce qu'il est vraiment. J'ai trouvé ça original, et j'ai trouvé ça vrai. Il a eu une enfance assez destructrice : une mère horrible qu'il l'a démonté. (Il entraîne tellement de haine que certains journalistes sont allés trouver sa mère, qui ne l'a pas élevé, elle était médecin à la Réunion, elle l'a confié aux grands-parents. Elle l'a toujours traité de « petit con ». Elle a écrit un livre abject sur son fils qu'elle n'a pas beaucoup connu et qu'on a publié. Et lui, quand il a lu ce livre et qu'il a vu ça, il a eu une urticaire géante. La peau c'est la première chose qui montre nos émois. Je me dis : « Comment on a pu faire ça, lui faire ça ? ») Houellebecq, c'est quelqu'un qui parle de choses que je ne connais pas et qui ne sont pas dans ma sphère de compréhension, donc je découvre. C'est comme la découverte d'un autre univers. C'est important aussi de savoir qu'il y a des gens qui sont comme ça. Et après, j'ai découvert cette même haine vis-à-vis du prix Nobel de littérature [Annie Ernaux]. C'est incroyable cette femme, ce qu'elle peut éveiller comme détestation. Je la trouve très courageuse. C'est difficile de faire parfois la part des choses entre la personne et son écrit. Et en même temps, j'aime bien, quant aux poètes vivants que je côtoie, qu'il y ait une cohérence entre l'écrit et la personne. Et c'est vrai que certains poètes je n'aime pas trop leur personnalité, parce que je les côtoie... Peut-être que s'ils étaient morts ils seraient autrement intéressants [Rires]. Verlaine, il n’était peut-être pas super non plus comme personnalité. Pour ma part, je parle beaucoup de moi dans mes poèmes. C'est pour ça aussi que je ne voulais pas publier. Mais faut que j'assume. J'assume parce que je vois l'indifférence générale, ça m'empêche d'avoir la grosse tête [Rire]. T'écris un livre, tu l'offres à une trentaine de personnes et t'en as deux qui te disent « ouais c'est bien... » (y a rien à dire) et une amie qui te dit « mon chien a dévoré ton recueil » (c'est plus tellement une amie) [Rires]. Y en a peut-être qui s'en servent pour caler une table.
 
*
 
C’était en juillet, le soleil était à faire suer les pierres, et pour la dernière fois, L. m’avait invité à passer les vacances d’été chez ses grands-parents, dans le Vaucluse. Nous avions visité, marché, nous flânions, elle travaillait dans une bibliothèque à Carpentras et moi, je préparais l’agrégation en discutant avec Auréo et Jackie. Je lui fais part de notre projet, monter une revue de littérature, en échange elle me parle de son amie qui vit en Bretagne. Elle a tapé ses premiers poèmes. « Elle a vécu des choses dures, Michèle », me dit-elle, avant d’aller me chercher les énormes classeurs dans lesquels elle a patiemment rangé l’ensemble des poèmes que lui a envoyés son amie poétesse. Il fait trop chaud pour sortir, je n’ai ni l’envie de jouer au go ni l’envie de préparer mon agreg’, je lis.
 
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Parfois, j'ai frôlé le percement. J'ai frôlé, parce que j'ai eu un prix, une fois, à Paris, et j'ai mangé avec la sœur de Lionel Jospin [Noëlle Chatelet] qui a écrit La dame en bleu, avec Françoise Xenakis, qui présentait une émission à la télé, le matin, sur la littérature, et d'autres. Je mange avec toutes ces dames qui m'ont acheté mes poèmes. Elles m'ont invitée à venir à la Maison de la poésie et à d'autres événements, mais tout était le soir. Moi, j'avais deux enfants, qui avaient besoin de moi. J'ai un mari, j'ai un métier et, moi, le soir, je suis fatiguée, c'est vite réglé [Rires]. Je ne vais pas me taper une heure de route pour aller à Paris. J'ai horreur de conduire à Paris. Ça revenait à partir en voiture, rentrer à une heure du matin. Le lendemain je me lève, et moi je ne suis pas une superwoman. Donc le choix est vite fait, je ne l'ai pas fait. Elles m'ont tendu la main. Elles voulaient me présenter leurs libraires, vendre mes recueils qu'elles ont trouvés charmants. Physiquement je ne pouvais pas. Ça n'allait pas. C'était pas compatible avec ma vie de famille.  Il y a eu aussi le Centre européen de promotion des arts et de la littérature, qui est en Moselle. Ils m'ont remis un prix et il fallait que j'y aille, que je les rencontre. Mais il fallait aller jusqu'à Thionville. Je l'ai pas fait. J'ai pas été cherché mes prix... j'ai regretté parce qu'il y avait plein de bouquins offerts [Rires].  J’ai été invitée plusieurs fois à présenter mes recueils à une radio locale RVM à Crépy-en-Valois. Les Adex m’ont proposé que je j’anime l’heure de poésie, avec un autre membre des Adex, mais c'était en septembre-octobre, à l'approche de l'hiver et il fallait que je me tape une heure quinze de route aller et la même chose pour le retour, et il y avait du verglas, de la neige, en plus j’ai horreur de conduire la nuit ! [Rires] Moi, il me faut un impresario, une secrétaire et un chauffeur [Rires]. Donc j’ai refusé. Ce qui est dommage.
 
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C’est la grande difficulté de la littérature non parisienne, non romanesque et non prise en charge par de grosses maisons d’édition : se faire connaître. La France possède un circuit plutôt fonctionnel pour permettre aux écrivains de vivoter, mais quand il s’agit de poésie, il ne s’agit plus de divertissement, il ne s’agit plus de littérature, il s’agit d’un petit rayon en bas d’une gondole dans une FNAC, il s’agit d’un acte de foi ! Écrire de la poésie c’est se condamner commercialement. Alors, faute de vivre dans les circuits classiques de l’édition, les poètes vivent dans les marges du productivisme, dans les associations, comme Presqu’île en poésie, association très active de Saint-Jacut-de-la-mer créée en 2016 dont est très proche Michèle Pettazzoni, dans les maisons d’édition désargentées, dans les revues littéraires en ligne sans le sou. Écrire de la poésie quand on ne vit pas à Paris et qu’on n’a pas d’amis dans telle maison d’édition, revient à s’autoéditer ou équivalent, et à investir tout de sa poche, à faire soi-même la vente, à faire soi-même les comptes.
 
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Les Adex était une édition associative. Ça me coûtait trois fois rien, peut-être un euro et quelques, et puis on vendait ça cinq euros, ça partait comme des petits pains. C'était très bien. J'aimais bien le fait de partager un peu, dans la mesure où j’étais éditée. Il y avait des personnes qui, chaque année, venaient au Salon du livre à Creil, en attendant le prochain que je publiais, j’avais fidélisé, j’aimais bien aussi. Il y avait quand même des gens qui venaient manifester leur joie de me lire. Ça me réjouissait et ça me fait de la peine de ne plus les voir maintenant. Alors, je me suis dit que comme je n'ai plus de petits recueils (il m’en reste peut-être dix ou quinze des premiers, tous les autres ont été vendus) j’aimerais bien quelque chose pour les retrouver. Donc il y en a beaucoup dans le dernier recueil qui étaient dans ces recueils-là [les premiers]. Et puis je me suis dit que j’aimerais bien trouver un éditeur. J'étais allé à un Salon du livre avec un ami. Et il y avait cette éditrice qui éditait à l'époque des recueils de poèmes, entre autres, À l'ombre des mots. Donc j'ai discuté avec elle et j'ai bien accroché. Alors cette éditrice l'avait édité. Mais il y a eu un gros couac avec elle : Jean-Pierre Billois qui est le président de Presqu’île en poésie me prêtait, me donnait, des photos parce qu'il est photographe, pas mal de photos à mettre dans mon recueil, sept ou huit, et avec lui et elle, on avait vu qu’ils éditeraient les livres avec une feuille de protection pour les photos. Ça a été complètement raté au tirage. La feuille de protection de la photo était gondolée, ce qui fait que le livre, tu ne pouvais pas le fermer, il restait ouvert et la reproduction des photos était ratée… Alors Jean-Pierre m’a dit : « Moi, je ne veux pas que mes photos soient là-dedans. » Je savais que ça faisait une perte financière. Actuellement ils sont à vendre à treize euros, sans les photos. J’ai dit à l’éditrice : « Ça ne va pas du tout. » Elle l'a reconnu, l’imprimeur l'a reconnu et il en a refait. Donc je n’ai pas eu une approche très bonne de l'édition.
 
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Je suis (re)venu à la poésie contemporaine après le premier confinement. La vendeuse de la FNAC avait été très enthousiaste : c’est son dernier recueil, il est génial, ce ne sont que des sonnets sur le confinement, vous verrez c’est très sensible, ça s’appelle Confinement du monde. Elle me communique sa joie, j’achète et je le lis avec L., nous nous passons le livre et nous nous lisons chacun un sonnet tour à tour. Certains sont jolis, pas tous, je suis un peu déçu. Il faut dire que la vendeuse était si emballée. Je découvrais cependant grâce à elle Pierre Vinclair, et son site internet. Un poète qui a un site internet ! Il y parle à la première personne, on y retrouve les articles qui parlent de lui, ses lectures publiques, les articles qu’il écrit lui-même, il y a même un onglet pour consulter les articles qui parlent de lui in « english » !
 
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Quand mon dernier recueil est paru, c'était juste avant le confinement, alors que j'étais prête à faire des lectures dans les bibliothèques, j'ai réussi à faire une lecture dans une association et il y avait peut-être une quinzaine de personnes. Je crois qu’elles m'ont tout acheté. Elles ont aimé. C'était une lecture-discussion, et ça m'a vraiment encouragée. En plus, j'ai pris de l'assurance à Presqu'île en poésie, en lisant des poèmes, donc je suis passée d'une période où j'avais du mal à ce que les gens lisent mes poèmes, et encore plus de mal à les lire devant des gens, à une période où je suis capable de lire devant les gens. J'en vends au Salon de la poésie de Saint-Jacut. J'en vends pas des masses, mais quatre, cinq, ici et là, c'est déjà pas mal parce qu'il y en a qui vendent rien. Et là, au dernier festival de poésie, ce qui est drôle, c'est que quand tu vends, tu dois quand même être derrière une table et tu rates un peu tout ce qui est dit. Moi, je me suis dit que je n'irai pas derrière une table, mais je vais en prendre quand même [de mes recueils] puisque je vais en lire. J'ai été mise à l'honneur et j'ai lu des poèmes. Et après la lecture, il y a trois personnes qui m'ont arrêtée et j'en ai vendu trois à la sauvette comme ça, tirés du sac ! [Rires] Si tu ne lis pas tes poèmes, les gens ne vont pas venir. C'est le fait de lire, et d'essayer de bien lire, qui marche. Alors là, je remercie Presqu'île en poésie parce qu'on a eu quelques cours de diction avec un comédien.
 
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Poétesse et vendeuse à la sauvette ! Ça me parle. J’aime cette contrebande. Au Salon du livre de Paris, sorte de grande librairie anarchiquement organisée j’ai rencontré une poétesse guadeloupéenne qui avait son petit stand et qui comme le poissonnier de nos imaginaires hélait le chaland pour l’inviter à acheter son livre. Dans la file d’attente, l’ami que j’accompagnais, lui-même venu vendre, avec un certain succès, son manuscrit à une maison d’édition, me dit que « pour un petit moment de gloire, il y a une vie d’humiliation ». Michèle Pettazzoni a peut-être vécu ces moments-là, peut-être pas, mais elle contrebande. La poésie semble n’offrir que très peu de shoots d’euphorie mégalomane, peut-être est-ce le genre littéraire qui, par sa marginalité, lutte le mieux contre l’humiliation marchande. Je n’ai plus le temps d’y penser, il faut passer à la caisse.
 
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C’est comme le livre Les Âmes grises de Claudel ! La vie, elle n’est ni noire ni blanche. Des fois, je me dis qu’il faut que j'arrête de juger que parce que je porte un jugement sur Pablo Neruda – il courait les filles, il a abandonné sa femme parce qu’elle avait eu un enfant handicapé. Et il faut que j'arrête de juger parce que moi-même, je ne suis pas toute blanche [rire]. J'ai fait aussi des choses dont je suis un peu déçue. Il faut se pardonner à soi-même aussi les conneries qu'on a pu faire ou qu'on a pu dire. Moi, je sais qu'à 20 ans, je disais que la personne âgée, si elle se sent seule (j'étais en formation à l'école d'assistante sociale sur le grand âge) c’est qu'elle le veut bien. [Sourire un peu gêné] Voilà ! Je me dis qu’il faut se pardonner ses conneries liées à l’âge, liées à des choses comme ça. Si tu interrogeais toutes les personnes qui m'ont côtoyée, je suis sûre que certains diraient : « Elle m'a dit ça, m'a fait ça, c'était dégueulasse ! » Il faut que je pense à ça, parce qu’on se plaint, mais c'est facile de juger autrui. On ne porte pas le sac qu’ils portent sur le dos. Alors je me dis : « Accepte que parfois tu es médiocre, que t’es pas au meilleur de ta forme, que tu dis des choses qui n'ont pas de sens ou qui sont bêtes et que tu tombes dans la banalité. On ne peut pas toujours être exceptionnel et on ne peut pas toujours non plus être à l'écoute des gens. » Moi, par exemple, je ne fais plus de social : on m'a sollicitée pour faire partie d’un conseil d'administration d'un centre pour jeunes handicapés, ou même pour faire du bénévolat, mais je ne veux plus. Je l’ai fait, je l’ai fait du mieux que j'ai pu, vraiment, mais maintenant je suis passée à autre chose. Je ne vais pas faire du bénévolat auprès des Ukrainiens, même si j'ai donné des vêtements, donné à des quêtes. Je ne cherche plus ça. C’est Voltaire qui disait : « Pour être heureux, faut cultiver ses salades » ou un truc comme ça.
 
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Je suis le plus grand de ma classe, je suis à l’école primaire et la journée a été banalisée : des auteurs sont venus à l’école, un mini salon du livre a été organisé dans la salle de motricité, le sol est rouge feuille d’automne et les tapis mous ont été plaqués contre les murs. Des auteurs de bandes dessinées sont là. Mes souvenirs s’embrouillent : ma mère fait le plein, je me rappelle Blaise et le château d’Anne Hiversère de Claude Ponti, et je me rappelle Copains comme cochons de Jean-François Dumont, sa dédicace à mon frère et moi. La salle installée en U, les étalages de livres, ma mère payant les livres que j’avais mis de côté. Étaient-ils heureux d’être là, ces auteurs ? Le fait que je rende publique la vie de Michèle Pettazzoni me commande-t-il de rendre publique une partie de la mienne ?  L’entretien ne suit pas mon conducteur, l’idéal d’organisation que je m’étais fixé s’effondre à la minute trois ! La vie de Michèle s’entrelace si bien avec son écriture que je ne sais plus si nous parlons encore de poésie ou si nous parlons de l’autrice, ou si peut-être la conversation ne vaut que pour ce qu’elle apporte elle-même, pour elle-même. Devant les trois heures d’enregistrement, je sais déjà que je couperai, que je sélectionnerai, mais quoi ? Comment ? Si la poésie de Michèle Pettazzoni est si fortement liée à son vécu, je vais y mettre du mien à mon tour ! J’écris, mais comment savoir si j’ai fini ?
 
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C'est à la chute. Alors déjà, quand j'écris, ce qui est curieux et que j'adore éprouver, c'est ce sentiment que je me branche à l'inconnu, à un mystère et que des mots, des vers viennent, mais je ne sais pas d'où, c'est sûr que c'est de moi, mais je pense, ayant suivi une psychothérapie analytique, que ça doit être inconscient, plus la somme de toutes mes lectures, parce que j'ai lu énormément (je lis beaucoup moins maintenant) parce qu'il y a des mots qui me viennent et pour lesquels je me dis : « Mais d'où ça vient ce mot-là ? »  [Rire] Je suis un médium, je capte des choses. [rire] Et ce sentiment ! Que le temps est aboli ! Par exemple, je me rappelle fort bien que mon mari était parti une semaine en déplacement pour le travail, et moi j'étais en pleine ébullition créative. Eh bien, j'ai « profité », entre guillemets, qu'il ne soit pas là pour écrire en dépassant l'heure du repas sans problème et me retrouvant, à dix-sept heures, ayant oublié de manger et n'ayant pas eu le sentiment qu'autant d'heures étaient passées, et le soir je continuais d'écrire et je regardais l'heure : il était deux heures du matin, ce que je ne fais absolument pas quand mon conjoint est là, il ne le supporterait pas [rire], vu que si je rentre après qu'il soit endormi, je le réveille, faudrait que j'aille dormir ailleurs. Mais je me dis « heureusement que je suis mariée et que j'ai ce mari qui est un peu le contrôleur des heures », parce qu'autrement, quand je suis en période créative, c'est un peu trop. Maintenant, j'arrive mieux à me cadrer quand même et ce que j'ai appris aussi avec l'expérience, c'est que c'est bon de laisser, un peu comme quand on fait la cuisine, reposer la pâte, puis reprendre. Parfois je suis surprise de ce que j'écris et contente de ce que j'ai écrit, et le lendemain, je relis le poème et je me dis : « il y a ça qui va pas, ça qui va pas », et je reprends. Et ensuite le surlendemain, je reprends aussi.
 
Ce qui est drôle aussi, c'est que mon mari, pour me faire plaisir pour mon anniversaire, quand il a vu que j'écrivais comme ça, il m'a offert un ... je ne sais pas comment ça s'appelle : c'est en cuir, ça s'ouvre, il y a des feuilles... Tout en cuir, magnifique quoi ! ... Bah ! j'ai jamais réussi à écrire là-dedans moi : je ne peux pas. Je prends une feuille, n'importe laquelle, une feuille de brouillon, une feuille blanche, j'écris. Je consomme énormément de feuilles : c'est pas écologique, c'est parce que j'ai besoin à chaque fois d'une feuille blanche pour réécrire le poème qui est raturé. Je le réécris entièrement et après je rature encore une fois. Je reprends une autre feuille et je recommence avec une page blanche. J'ai besoin à chaque fois qu'il soit neuf, qui soit immaculé, qu'il n'y ait pas de ratures, plein de ratures je n'aime pas, quitte à utiliser dix feuilles, alors parfois je retourne la feuille pour écrire de l'autre côté [rire] parce que je me dis que c'est pas écologique de jeter comme ça des feuilles, mais je sais que j'aime bien écrire comme ça. Ma nature, comme ça, spontanément, ce serait de recommencer sur une autre page blanche et de recommencer avec une autre page blanche. J'aime bien ça.
 
Je repars sur du neuf, c'est marrant... je sais pas pourquoi c'est comme ça. Et puis à un moment, j'arrive à la chute, à la fin du poème : j'y attache beaucoup d'importance. C'est  comme si c'était une bordure, que le poème est bordé, avec un début et une chute. Et pour moi, dans la chute, ce qui est important également c'est le sens, parce que, aux Adex, j'ai côtoyé beaucoup de poètes. J'ai lu aussi beaucoup de poèmes. J'ai entendu aussi des gens qui aimaient des poèmes sans les écrire, qui appréciaient des poèmes où on ne comprenait rien,  mais les gens disaient : « On aime la musique des mots, le choix des mots. Ça, ça nous porte ailleurs. » Mais moi j'aime Aragon, Prévert, j'aime une ouverture sur le réel ou sur quelque chose de surréaliste ou de profond ou de léger, mais quand je ne pige absolument rien, ça me bloque, même s'il y a une musicalité : j'ai énormément de mal avec ça. Donc la compréhension et le sens pour moi, c'est important. Je pourrais mettre des mots les uns à côté des autres qui riment et qui sont musicaux... J'en vois pas l'intérêt. Quand j'écris, c'est pour dire quelque chose. Et si possible, ce que j'aime aussi, c'est quand on me comprend. L'exercice qu'il y a Presqu'île en poésie à se retrouver pour un apéro poétique une fois par mois, chaque fois avec un thème différent, fait que j'écris (et la contrainte ne me gêne pas), mais surtout, je vois les réactions des personnes, et quand j'entends quelqu'un qui dit « j'ai rien compris », ça me blesse, parce que j'estime [rire] que mes poèmes sont compréhensibles. Voilà ! Alors quand je me suis assise et qu'il y avait une personne à côté de moi qui m'a dit « j'ai rien compris », j'avais envie de la secouer et de lui dire : « Mais c'est pas possible, c'est compréhensible ! » [Rire] C'est pas moi le problème ! Si c'est mal interprété, ça ne fait rien ! Mais d'entendre « j'ai rien compris »… j’ai l'impression que j'ai mal écrit ! et j'ai conservé un peu ce sentiment que « ce qui se conçoit bien, s'énonce clairement ». J'aime également écrire plutôt simplement, même si certaines personnes peuvent trouver ca compliqué.
 
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Il est onze heures, je descends le gigantesque escalier qui mène au rez-de-jardin de la BNF, j’y ai commandé les recueils de Michèle. Je ne les ai pas trouvés en librairie et même si j’ai lu une bonne part de sa production dans les classeurs de Jacqueline, on juge sur pièce ! De jeunes chercheurs, une bibliothécaire sympathique, des sièges en bois très lourds, je m’installe. Ce qui me frappe, certains mots, triés sur le volet, je retrouve l’expérience de lecture des poèmes de Paul Valéry : le plaisir du mot choisi dans le Littré, le plaisir du bon mot quitte à paraître cultivé, littéraire. Je vais chercher un dictionnaire, ça m’arrange, c’est toujours très sérieux un littéraire avec un dictionnaire. Je jette quelques regards pleins d’assurance, des regards d’épate à l’attention de l’ensemble des chercheurs de la salle !
 
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Moi, j'aime bien le mot adamantin par exemple [rire], ce qui est coupant et tranchant comme le diamant. Moi, j'aime bien ciseler un peu mes poèmes, et surtout dans le premier recueil, je trouve que mes poèmes sont assez longs et plus ça va et plus j'aurais tendance à écrire plutôt court. Les suivants sont plus courts, sauf certains où j'ai plus à dire comme "Mémoire envolée" qui est un petit peu long, mais par rapport à des amis qui écrivent des poèmes sur deux ou trois pages... Faut le faire quand même ! [Rire]
 
Je ne veux pas être redondante et écrire pour écrire n'importe quoi. Quand j'ai dit ce que j'avais à dire, c'est bien. Tu vois dans « Farouche amour » : c'est un poème dont les deux derniers vers n'étaient pas écrit comme ça. J'avais écrit « Le doigt ganté de la nuit ourle ta bouche cendrée », et quand j'étais chez Jean-Pierre pour mettre en page ce poème, une amie qui écrit aussi est arrivée, qui a lu ce poème et qui a dit « Oh non, ça va pas les deux derniers vers », et Jean-Pierre m'a dit : « Ça serait bien que tu les refasses »... Bon déjà à un poète lui demander de changer ce qu'il écrit, ça m'a mise mal à l'aise, et en même temps, j'aimais ce poème et je voulais qu'il soit publié. Alors j'ai mis « Lèvres volées, perdues, oubliées, en finissent-elles d'aimer ». Mais mon premier jet, « Le doigt ganté de la nuit ourle ta bouche cendrée », était mieux, parce que pour moi, là, il y a la mort, il y a la crémation [rires] et plein d'autres choses que je mettais en dessous et j'aurais voulu cette chute, parce qu'il y a une intention chez moi. Et si tu me brises mon intention, je peux mettre autre chose pour que ça passe, pour faire plaisir, mais... [un temps]. Donc il existe sous deux versions. [Un temps] C'est vrai que finalement, j'ai du mal avec la critique [rires], mais j'aimerais bien qu'on me critique parce que rien n'est pire pour moi que de vendre mes recueils et que personne ne m'en dise rien. À Presqu'île en poésie, certains ne disent rien. Ils lisent mon recueil et ils ne disent rien, ni critique, ni rien du tout. Certains, heureusement, me disent : « il y a un poème qui me dérange », « j'en lis tous les soirs ou de temps en temps », « je ne peux pas les lire les uns après les autres », quelqu'un m'a dit « Ça me parle ». Des choses comme ça ! Je pense que j'ai besoin aussi parfois de ces retours, même si au départ, j'écrivais sans esprit [rires], sans même penser à ce qu'il y ait un retour. À partir du moment où tu publies, tu t'exposes et tu t'imposes à l'autre, et rien n'est pire que l'indifférence.
 
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Dans sa correspondance, Baudelaire évoque de temps en temps sa postérité, il ne craint rien que son oubli, c’est peut-être ça le lot démoniaque et pathologique des artistes : la peur de l’indifférence, ou peut-être sont-ils nos représentants de cette peur commune de n’être rien. Et en poésie plus qu’ailleurs, quiconque s’y essaie ressent instantanément le poids des mots des autres, comment faire plus beau qu’un Baudelaire, qu’un Verlaine, qu’un Rimbaud ? Et si ces grands noms n’étaient jamais que des freins à notre propre créativité ?
 
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Ce ne sont pas des freins. Non, non ! C'est vrai, je les admire tous, ceux que tu as cités, même les Parnassiens, quoique ce soit un peu différent.
 
« Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu. »
(Leconte de Lisle)
C'est magnifique ! Non, c'est pas des freins, parce que, quand j'ai commencé à écrire, je ne pensais pas publier, donc je m'en fichais pas mal. Mais après, quand j'ai rencontré Jean-Pierre Hanniet, et que j'ai eu beaucoup de poèmes écrits, je me suis quand même posé la question si c'était beau ce que j'écrivais, parce que moi, ce que j'aime, c'est la beauté des poèmes. Je dis « la beauté », mais ça veut tout dire pour moi : un poème qui est beau, un poème qui m'émeut, qui est bien écrit. Et j'ai eu ce besoin de savoir si ce que j'écrivais était bon. Et quand on m'a dit, comme Jean-Pierre, « C'est très beau, c'est profond, j'aime bien ça. » Ça m'a encouragé et parfois je les sollicite, je leur dis « Eh ! vous, là-haut, aidez-moi ! » Qui sait ? Peut-être qu'ils m’entendent ? Y’en a bien qui parle à Dieu ! Moi je parle aux poètes ! Et ça me fait rire des fois !
 
La littérature c’est ça, tu te relies à des personnes qui sont décédées. Il n'y a pas besoin de faire tourner les tables. Tu entres en contact avec des personnes mortes par l'écriture. Hein !?
 
« Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les coeurs contre nous endurcis,”
(Villon).
 
 Moi ce poème, je le trouve magnifique. On est en contact de personnes décédées. Il y a quelque chose d'un peu mystérieux et magique. Et puis tu arrives à retrouver ce qui tend à l'universel, quel que soit le pays ! parce qu’aujourd’hui on lit de la littérature du peuple sami, de la littérature qui vient de Norvège, de Finlande, de Suède, de partout, des poétesses inuites ! On voit qu'il y a des choses qui sont semblables. De toute façon quand les besoins primaires de l'homme sont satisfaits, l'homme tend à une spiritualité. Pour moi, il y a une dimension spirituelle dans la poésie, un lien avec quelque chose de supérieur à soi. Moi, j'aime bien cette transcendance, cette idée du lien avec quelque chose qui me dépasse.
 
Cette spiritualité je ne la retrouve pas dans la prose, enfin ça dépend de la prose. J’ai adoré lire Cioran. J'étais déprimée, et ma psychothérapeute m'avait dit « Surtout, ne lisez pas actuellement. » Et moi j'ai pris à la bibliothèque, la Pléiade de Cioran, parce que j'avais lu dans la revue Lire qu’ils parlaient de Cioran, et ça m'a donné envie de le lire, surtout ses aphorismes, j'aime beaucoup les aphorismes. J'étais mal. C'est vrai que j'étais très mal, j’avais un esprit plutôt morbide à l'époque. J’ai lu Cioran et j'ai éclaté de rire parce que je me disais « c'est pire que moi ! » [Rires] Moi, ça me réjouit le cœur. Oui, j'ai été déprimée et après l'avoir lu, j’allais mieux. Je me suis dit « si un mec comme ça, il est toujours vivant ! il y a de l'espoir, faut continuer Michèle, accroche-toi ! »
 
 
Les Jeunes Caractères remercie chaleureusement Michèle Pettazzoni pour son temps et sa gentillesse, et informe son lectorat qu’il peut se procurer le dernier recueil de Michèle Pettazzoni, Sur l’estran de mon cœur, en contactant directement l’écrivaine : famille.pettazzoni@hotmail.fr
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