Image : Les Jeunes Caractères
Sarah Mariez
05 novembre 2023
Les Jeunes Caractères et Sarah Mariez en particulier remercient chaleureusement Bérengère Cournut pour cet échange mené par écrit. Ils laissent aux lecteurs le soin de découvrir et ce dernier et l'oeuvre de cette écrivaine qui, signalent-ils, vient de publier La Salamandre et le Bouchon de champagne et Vövöl chez Le Tripode.
Un soir de septembre, les rédacteurs des Jeunes Caractères reçoivent, par Whatsapp, un message tout en joie et encore tout incrédule : "Incroyable ! Je crois que je viens d'obtenir un entretien de Bérengère Cournut ! En effet, à la fin de cet après-midi là, je me suis rendue avec des amis à une rencontre en librairie de cette écrivaine dont l'oeuvre m'avait déjà beaucoup touchée : j'avais été portée par ses histoires d'Inuit dans De Pierre et d'os, par celle des Hopis dans Née contente à Oraibi, et je venais l'écouter nous parler de Zizi Cabane, son dernier roman à l'époque. Au cours de l'échange, je suis étonnée par la simplicité de l'écrivaine, par l'honnêteté avec laquelle elle nous explique, sans goût du secret, le cheminement qu'a été l'écriture. Par la facilité avec laquelle elle répond à nos questions, aussi. Sa bienveillance me galvanise et me pousse à lui présenter, en bégayant, notre revue et l'intérêt que nous lui portons.
Sarah Mariez - Vous avez écrit des albums pour enfants, mais également des romans qui placent la parole de l’enfant au centre du dispositif narratif. Pourtant, vos romans sont généralement rangés sur les étagères "littérature pour adultes" des librairies. La démarcation "littérature jeunesse" / "littérature adulte" a t-elle un sens pour vous ? À qui vous adressez-vous lorsque vous proposez un texte ?
Bérengère Cournut - Ce que vous dites est tout à fait juste : mes personnages sont bien souvent très jeunes, évoluant dans des mondes proches de l’imaginaire pur, ou alors si éloignés du nôtre qu’ils passent de toute façon pour des univers de conte. Je crois que la clé est précisément là : dans le conte. Qu’on a tendance, en Occident, à placer du côté des jeunes lecteurs ou des contrées lointaines, voire du folklore régional, alors que c’est peut-être, avec les mythes, l’origine même de la littérature : un besoin universel de raconter des histoires. Donc, pour moi, la distinction littérature adulte/jeunesse n’a pas de sens. Certains éditeurs jeunesse essaient de me l’imposer (sans doute avec raison, puisqu’il existe un « marché », des codes tout au moins), mais j’essaie de toujours oublier cette distinction quand j’écris. Je m’adresse avant tout à des sensibilités, plutôt qu’à des tranches d’âge.
SM - Vous accordez une importance capitale à l'enfance. Plusieurs de vos textes se construisent en effet autour de la figure d’un enfant, souvent une fille (Tayatitaawa, Uqsuralik, Élise, Zizi...), qui grandit au fur et à mesure qu'il surmonte les différentes épreuves relatées par le récit. Ce choix s'impose-t-il à vous ? Et implique-t-il, pour vous, de vous glisser dans la peau d'un enfant ?
BC - Oui, ce choix s’impose, littéralement. Étant une femme, et ayant été une enfant, il m’est en effet plus facile de me projeter dans un personnage féminin. Mais ce n’est qu’un point de départ. Pour moi, chaque texte est une exploration. Je pars d’une sensibilité qui est la mienne, et j’explore des paysages, des situations qui font évoluer ce personnage. Je ne me glisse donc pas dans la peau d’un(e) enfant, mais je suis cet(te) enfant. Quand je commence un texte, mis à part une trame tenant en cinq lignes tout au plus et un décor, je ne sais rien de ce qui va advenir. Je grandis donc en même temps que mon personnage. Il m’apprend autant de choses sur moi que j’en invente pour lui. Et c’est exactement pareil avec les personnages secondaires, qui sont en réalité des échos à ce que j’ai ressenti parfois, tout au long de ma vie, auprès de certaines personnes. Eux aussi me façonnent autant que je les crée. C’est un travail très subtil, qui consiste, je crois, à tisser des souvenirs dans un monde tout à fait nouveau qui est celui du livre à venir. C’est passionnant. D’autant plus que je fais cela sans conscience, sans volonté. Je me laisse traverser, j’agence ce qui se présente à moi, de paysages, de situations – et d’émotions, évidemment. Car même lorsque je travaille au plus près de ressources documentaires, voire scientifiques, je pratique cette espèce d’oubli de soi qui me mène sur les chemins de la fiction.
SM - Au cours d'autres entretiens, vous avez confié que vos textes entrent parfois en résonance avec vos propres expériences : vous avez, nous semble-t-il, écrit Zizi Cabane en même temps que vous attendiez un enfant. Plus encore, vous avez dit que vous souhaitiez transmettre ces textes à vos enfants. Considérez-vous votre œuvre comme un testament littéraire que vous laisseriez et à ceux qui vous connaissent, et à ceux qui vous lisent, et à ceux qui s'inspireront de votre œuvre pour créer ?
BC - Oh oui ! Idéalement, si tous ces gens-là s’y retrouvaient, c’est que j’aurais vraiment réussi quelque chose, non ? Je serais une morte comblée.
SM - Née contente à Oraibi, De pierre et d’os et Zizi Cabane reproduisent, si l’on simplifie les choses à l'extrême, le même schéma narratif : une enfant est confrontée à la perte d'au moins un parent. Est-ce l'indice d'une recherche d'effet de cycle, effet qui serait par ailleurs le fil directeur de l'ensemble de votre œuvre ?
BC - Je pense que l’on peut dire ça de la plupart de mes livres parus – car ça marche aussi avec mon premier roman L’écorcobaliseur (Attila, 2008) ou Élise sur les chemins (LeTripode, 2020). Il n’y a pas de recherche d’un effet quelconque. C’est plutôt un constat que je fais. Quand j’écris, c’est toujours plus ou moins pour dire : il manque quelque chose à quelqu’un et, plutôt que de s’apitoyer sur le sort de ce personnage, voyons comment cette situation se transforme en moteur absolu de découverte. Découverte de lui-même, du monde et des autres.
Quant à savoir s’il s’agit d’une manie, ou d’un fil directeur comme vous le dites gentiment, je me défendrais quand même en disant que mes tout derniers textes, notamment Vövöl (Le Tripode, 2023), préfigurent un élargissement de la problématique. Je ne souhaite plus m’en tenir à un seul destin, un seul paysage, une seule époque, une seule histoire. Je pense que j’ai maintenant besoin de tisser plus large. C’est le travail des quinze prochaines années, je pense.
SM - Vos romans ont pour cadre des environnements, disons, non urbains. Tayatitaawa grandit sur les plateaux d'Arizona, Uqsuralik sur les glaces de l'Arctique, Zizi et ses frères sont élevés à la campagne. Même la narratrice de Par-delà nos corps, séjournant au bord de la mer, semble prendre ses distances avec la ville "occidentale"… De manière générale, cette dernière n'a pas vraiment de place dans votre œuvre. Est-ce parce qu'elle ne vous inspire pas ?
BC - Je ne peux que constater cela avec vous : la ville m’intéresse quand elle est en granit et balayée par les vents. Autrement, il semble bien que je ne la vois pas. Alors même que j’ai habité Paris pendant vingt ans et que j’adore cette ville…
SM - Le choix de cadres peu voire non occidentalisés vous place en marge d'une certaine littérature contemporaine qui préfère plonger son lecteur dans ce qui lui est familier. Combien d’intrigues contemporaines se déroulent à Paris ou dans une autre grande ville que tout le monde connaît ! Quel est votre rapport à cette littérature "réaliste" qui, loin de dépayser son lecteur, le conforte dans ce qu’il connaît ?
BC - Eh bien… je ne la lis pas. C’est vrai qu’en tant que lectrice, je n’ai aucun goût pour ce qui m’est familier. Et en fait (je réfléchis en même temps que je vous écris) je crois que toute bonne littérature devrait nous donner l’impression de voir les choses pour la première fois. Sinon, à quoi sert-elle ? Aussi, je ne vais pas spontanément vers la littérature réaliste, mais si celle-ci fait son travail, elle me rendra le réel tout à fait singulier, beaucoup plus riche que ce que je perçois. Quand ils reproduisent des lieux communs, qu’ils n’opèrent pas de « décentrement » par rapport à nos façons de penser et de percevoir, les romans « exotiques » m’ennuient aussi énormément.
SM - Il nous semble que vous vous documentez avant d'écrire, en particulier lorsque vous prenez pour sujet les peuples autochtones. Nous avons par ailleurs noté que, dans Née contente à Oraibi et De pierre et d'os, un ensemble de photographies clôture le récit. Vos romans témoignent-il d'une volonté encyclopédique ? Une volonté de faire entrer le lecteur dans la peau d'un personnage, mais aussi dans l'univers culturel de ce dernier ?
BC - Je me documente énormément. C’est une part très importante, et longue, de mon travail. Et plus que de documentation, je parlerais d’imprégnation. Mon but – avant tout pour moi-même – est de me mettre en capacité de ressentir un paysage et une situation comme si j’étais sortie de ce paysage même. D’où mon intérêt pour les populations autochtones, qui ont tout un passé, toute une culture en lien avec les paysages qu’elles habitent. C’est pour moi le cœur de l’existence de mes personnages.
Ensuite, je ne veux rien enseigner à personne. S’il est vrai que je travaille avec encore plus de vigilance quand il s’agit de populations autochtones, je me suis aperçue lors de l’écriture de Zizi cabane, qui se passe dans mes paysages d’enfance, dans les Yvelines, que j’étais aussi scrupuleuse sur les lieux et l’esprit des gens qui les habitent.
SM - Vos romans manifestent une forme d’ouverture aux modes de vie et aux croyances non occidentales. À une époque où, en Europe du moins, le système de pensée néo-libéral s’effondre face à son incapacité à régler les urgences environnementales, pensez-vous que s'ouvrir à d’autres manières de vivre, de penser, de croire puisse nous aider à trouver des réponses ? À ne pas se morfondre dans le désespoir ?
BC - Ah, je pense que c’est essentiel, pour ne pas dire indispensable. Ce n’était pas du tout mon propos au départ, mais à force de travailler sur des cultures qui ont si peu en commun avec la nôtre, et qui sont majoritairement dans des territoires dits hostiles, je ne peux que constater qu’il y a dans ces cultures un socle de résistance qu’on ne peut que gagner à mieux connaître/reconnaître. À l’heure où nous allons devoir faire face à de grands changements, où nous allons devoir nous adapter à des conditions de vie de moins en moins stables, il est tout à fait salutaire de reconsidérer ces modes de vie économes, autonomes et puissants que sont les modèles ancestraux. Et attention, quand je dis ça, je n’oppose pas absolument le mode de vie occidental qui serait tout mauvais avec un mode de vie autochtone qui serait tout bon. Ça n’aurait aucun sens. Nous avons une histoire commune, nous sommes la même souche d’humanité. Il faut juste creuser pour trouver les racines communes et faire fructifier les branches hybrides. Ce serait aussi trop long à expliquer ici, mais ça aussi, c’est, pour moi, le travail des quinze prochaines années. Retisser ensemble des choses qu’on perçoit trop distinctes les unes des autres, alors qu’il s’agit d’un creuset commun.
SM - Vos textes mêlent souvent rêve et réel. Or, ce premier n'est jamais en défaut par rapport au dernier : certains événements, alors même qu'ils semblent sortir de l'ordre du possible, sont présentés sur un ton d'évidence. Ce choix nous rappelle ceux d'écrivains tels que Gabriel García Màrquez dans Cent ans de solitude ou dans L'Amour au temps du choléra. Avez-vous envie de faire naître une forme de réalisme magique à la française ?
BC - Je n’ai pas une ambition aussi démesurée mais, de fait, Cent ans de solitude est un livre qui m’a fait énormément de bien. Je ne saurais pas vous dire pourquoi. Mon envie, en tant qu’écrivaine aujourd’hui, pourrait peut-être se résumer ainsi : brouiller le plus possible les différentes frontières qui rétrécissent notre pensée et notre perception du monde. En premier, cela consiste à brouiller les frontières entre les genres littéraires. Je m’affranchis de tout code et de toute « mode » (ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse me reclasser ensuite dans des catégories, mais ce n’est pas mon souci, ce n’est pas mon affaire). Ensuite, le chantier est toujours le même, pour moi : brouiller les frontières entre rêve et « réalité », entre visible et invisible, entre vie et mort. Je veux aller le plus loin possible sur cette question – tout en en embrassant d’autres au passage, qui peuvent être artistiques, historiques ou politiques. Mais le fond de l’affaire, c’est cela : brouiller les frontières de notre pensée, de nos perceptions, par des moyens poétiques.
SM - Vous n'hésitez pas à jouer avec les codes du roman. Par exemple, Élise sur les chemins est un roman versifié ou, peut-être, un long poème en prose. Cette forme s’est-elle imposée à vous ? Réfléchissez-vous à la forme de votre roman avant de l'écrire, ou vous lancez-vous rapidement dans l'écriture, quitte à retravailler la forme ensuite ?
BC - C’est le texte qui me dicte sa forme. Parfois, ça n’intervient que plusieurs années après l’embryon d’idée qui préside au roman. Parfois, ça vient immédiatement. Je ne prémédite pas les « chants » par exemple (depuis De pierre et d’os et ma découverte des chants inuit, j’appelle ainsi cette forme d’écriture en vers libres) ni plus que la longueur des chapitres. J’écoute ce que le texte a à me dire. Parfois, il s’arrête brutalement, et je me tais avec lui. Quand je n’ai pas bien entendu l’arrêt, mon éditeur relit derrière moi, et ajoute un saut de ligne, un astérisque. Ou bien il chasse avec moi les mots qui parasitent la force interne du texte. C’est quasiment de la sorcellerie. Je ne saurais pas vous en dire plus, si ce n’est que quelque chose me traverse. Peut-être est-ce tout simplement ce qu’on appelle l’inspiration ? Elle ne dispense nullement du travail, mais disons que cet état combine à la fois une maîtrise des moyens et un genre de lâcher prise.
SM - Vous publiez aux éditions du Tripode. Comment se passent les coulisses de la publication ? Dans quelle mesure votre éditeur influence-t-il votre travail d'écriture ?
BC - Je pense que Frédéric Martin accueille chaque nouveau texte comme si c’était le premier. Il n’a pas d’attente particulière, juste un appétit de lire. Il cherche la cohérence interne du texte. Soit celle-ci se dégage avec suffisamment de force et il accompagne le texte dans sa maturation. Soit le texte est une voie vers autre chose, qu’il nous laissera trouver seuls (j’inclus les autres auteurs avec moi, car je pense qu’il ne fait pas beaucoup de différence entre nous tous, y compris les auteurs qui envoient un texte pour la première fois). Personnellement, je vis cela comme une marque de confiance. Et lorsque qu’un texte est fini de mon côté, je m’assois dans un fauteuil et je regarde avec reconnaissance le travail de toute la maison pour transformer ce « délire personnel » en livre juste – dans sa forme physique autant que dans la façon d’être présenté aux représentants, aux libraires, aux journalistes, aux lecteurs.
SM - Quelles sont vos influences littéraires et artistiques ? Dans quelle mesure informent-elles et votre imaginaire et votre écriture ?
BC - Henri Michaux reste un auteur très important pour moi. Central. Mais à vrai dire, je ne me sens sous influence de personne ou de quoi que ce soit. Éventuellement, je me conforme à ce que je crois être la tradition très ancienne des contes et des mythes. Mais c’est si vaste que ça laisse encore une liberté immense.
SM - Il y a maintenant quelques années que vous écrivez. Depuis vos débuts, avez-vous l'impression d'avoir trouvé votre style ?
Je le pense, oui… C’est celui d’une métamorphose perpétuelle. Peut-être simplement une vibration.