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INTERROGATOIRE - PARTIE N°3
ID — Le Mémo. Quels services y sont proposés ?
ES —Il y a à peu près mille documents : des romans, des albums, des documentaires, des livres avec des gros caractères… On ne peut pas dépasser 3 500 kilos, chauffeurs compris. Imaginez qu’on ait un accident et qu’ils s’aperçoivent que la limite est dépassée… Ça pourrait retomber sur les chauffeurs !
ID — Qui s’occupe des achats ?
ES — Le pôle « proximité » n’existait pas avant donc le Mémo était un service à part. Les chauffeurs s’arrangeaient entre eux. Il y avait un fond propre au Mémo et une réserve pour que le contenu puisse varier. Maintenant, on ne peut plus acheter de documents juste pour le mediabus. Les chauffeurs choisissent, parmi le fond de Malraux, les livres qu’ils veulent.
ID — Quel est le budget alloué par la municipalité à l’achat de documents ?
ES — Je ne peux pas vous le dire précisément. Environ cent mille euros pour toutes les bibliothèques de la ville.
ID — La plus grosse part pour Malraux ?
ES — Ça a complètement changé depuis qu’on fonctionne par domaine et par groupes. Le domaine « documentaire », par exemple : des personnes y sont affiliées, font des suggestions, passent des commandes. En fait, chaque groupe s’organise comme il le souhaite. Moi, je connais le fond « Manga » d’ici. Ça me paraissait plus logique, même si ce n’est pas leur logique à eux, de passer des commandes pour ici. Et la collègue avec qui je gère ce domaine, le domaine « Manga » donc, elle commande pour Malraux. Et il n’y a pas de souci. Ça roule.
ID — Vos collègues s’accommodent-ils de cet organigramme ?
ES — Des gens râlent, d’autres s’accommodent. J’étais l’un des rares à râler quand ils l’ont imposé. Je me doutais que personne ne voudrait venir à Camus. Je me suis dit : « l’équipe va exploser ». Ils nous l’ont imposé, et ils ont essayé de nous le faire accepter en assurant qu’on pourrait choisir notre pôle. On ne peut pas le dire, mais les choses fonctionnent moins bien. Puis, si on le dit, ça ne changera rien. Quand j’ai vu qu’il n’y avait personne sur le pôle « proximité »… J’étais vert ! J’’ai dit ce que je pensais. Ça n’a rien changé.
ID — Personne sur le pôle « proximité » à une époque où l’on parle de « médiation culturelle », ça questionne… Est-ce que le Mémo fonctionne ?
ES — Le mercredi, sur les trois arrêts, on sert entre vingt et trente personnes. C’est peu. L’arrêt qui fonctionne le mieux, c’est celui de Géant parce qu’il n’a pas changé et parce qu’il est desservi le mercredi et le samedi. On ne dessert pas nécessairement les quartiers défavorisés : on va à Robien, juste à côté de la bibliothèque du centre-ville, et ce n’est pas un quartier défavorisé ! Au début il y avait du monde parce qu’ils ont fait du battage, mais maintenant c’est l’arrêt où il y a le moins de personnes. Et dire qu’ils ont annulé l’arrêt près de la Cité de la Musique et de la Danse, qui commençait à fonctionner ! Bon. Il y a des choses absurdes. La municipalité en place s’intéresse davantage aux quartiers défavorisés et cherche à améliorer les dispositifs existants. Elle a fait en sorte que la bibliothèque de la Croix-Saint-Lambert ne ferme pas pendant les vacances scolaires et que le Mémo circule l’été. Pour elle, le médiabus est un service prioritaire. Pas une campagne de communication.
ID — Hum. C’est également une manière de donner de la visibilité aux médiathèques de Saint-Brieuc.
ES — C’est la raison pour laquelle on participe à des manifestations. Une fois, on a passé une journée au campus Mazier. C’était une journée portes ouvertes, un truc comme ça. Il y avait des stands. On s’était installé et on avait fourni des renseignements et procédé à des inscriptions. C’était un acte de présence des médiathèques de Saint-Brieuc à un moment de la vie étudiante.
ID — Les usagers se sont-ils satisfaits du dispositif ?
ES — Ceux qui viennent se sont habitués. Ils viennent au début de l’arrêt. L’expérience nous a montré que rester plus d’une heure ne sert pas. Pour un truc qui bouge, une heure, c’est suffisant. Et c’est compliqué de savoir où aller. Il faut prévoir un stationnement, le bloquer une demi-journée… Autant vous dire que souvent des voitures y sont garées, donc que le Mémo ne peut pas s’arrêter. C’est un service qui a le mérite d’exister. Pour des gens, il est utile. Ce qui est hallucinant, c’est qu’ils nous ont fait bosser pendant vingt ans sur un grand projet de médiathèque ! On savait que la volonté n’y était pas, mais ils nous disaient de nous lâcher et de donner toutes nos idées ! Finalement, le Mémo, la réhabilitation de Malraux… ça donne l’impression que c’est mieux que rien.
ID — Vous partez à la retraite l’année prochaine. À votre avis, quel est l’avenir du Mémo ?
ES — Je pense que le dispositif va durer, sans être modifié. Ils vont chercher d’autres chauffeurs. Ils vont essayer. Je ne pense pas que ça va évoluer. Puis le véhicule a sept ans. Il ne roule qu’en ville, ils vont peut-être le traîner encore un peu. Mais, à un moment…
ID — Des idées pour l’améliorer, ce dispositif ?
ES — Je ne sais pas. On avait pensé faire des arrêts en semaine, à la sortie des écoles. Mais il faut du personnel et… Et est-ce que les chauffeurs veulent passer plus de temps dans le Mémo ? Je ne sais pas.
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SOUVENIRS
Une phrase, en quittant Camus. Celle qu’Éric a décidé de partager cette semaine-là, à ses collègues, à l’aide d’un marqueur : « On vient au livre parce que quelqu’un vous y conduit. » (Sallenave, « Nous, on n’aime pas lire », 2009)
Il est temps d’envoyer le dossier.
Qui est l’accusé ?
Qui est la victime ?
Et quel est le crime ?
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PROCÈS VERBAL
Date :
Quand cette affaire a t-elle débuté ? Il y a vingt ans, quand la municipalité a demandé au personnel de réfléchir à une autre médiathèque ? Il y en a dix, quand elle lui a imposé le Mémo ? Cinq, quand une soi-disant bibliothèque de quartier a été inaugurée dans un institut privé ?
Lieu(x) :
Ville de Saint-Brieuc. La médiathèque André Malraux, dans le centre-ville ; les bibliothèques de quartier, Albert Camus à la Croix-Saint-Lambert et Daniel Pennac à Cesson ; les zones traversées par le Mémo (Les Villages, Robien, Le Plateau).
Nature du crime :
Ingérence ? Incompétence ? Petits arrangements ?
Accusé(s) :
Les élus de l’époque ? Ils sont loin d’avoir les mains blanches, c’est sûr. Mais ils parleront finances, prieront les habitants de prendre leur mal en patience, ou se tairont. Puis, s’ils reviennent, ils trouveront d’autres projets bâtards pour se protéger.
Il y a la direction, aussi. Mais, au fond, elle est soumise aux directives municipales. Le même problème, le même modèle : des employés subordonnés.
Victime(s) :
Aucun doute, les habitants de Saint-Brieuc. Ceux des quartiers les plus éloignés du centre-ville, les plus défavorisés, en particulier. Les bibliothécaires, aussi.
Témoin(s) : Monsieur Éric Sanvoisin
Rapporteur(s) : Madame Illona Dagorn
Juge(s) : Lecteurs des Jeunes Caractères