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Bibliobus versus bibliothèque de quartier ?
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Image : Illona Dagorn

Bibliobus versus bibliothèque de quartier ?

entretien avec Éric Sanvoisin, biblio(-bus-)thécaire

Illona Dagorn

28 mai 2023

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SOUVENIRS
 
 
Février 2023
Saint-Brieuc
Café de la gare
 
Ai pris le train de 6 heures 45, à Montparnasse, et suis arrivée vers 9 heures 15 ici. Ai débarqué au milieu des bourrasques et de la bruine. « Quel temps de m**** » (un passager). Ai acquiescé puis me suis dirigée vers le café.
Ai relu le dossier et rappelé le témoin. Rendez-vous en début d’après-midi. Vais re-découvrir le centre-ville, en attendant. Sous la flotte.
 
 
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TRACES
 
 
Il y a les archives, d’abord.
Une série de photographies prise vers 1960.
Un bus de la RATP transformé aux frais de la municipalité.
 
En cherchant, on tombe sur un article du Télégramme. Le journaliste salue la décision du maire : le budget de la Ville ne permettant pas de créer des annexes, le bibliobus est un compromis.
Le Livre, oui, mais pas à n’importe quel prix.
 
Ensuite, il y a les pétitions.
À partir de 1968, le bibliobus ne circule plus mais une annexe a été créée.
À trois kilomètres du centre, vers Cesson.
Puis elle a été fermée.
Un problème d’insalubrité, dit-on.
Quant à l’annexe des Villages, quartier périphérie… Les habitants ont cessé de la réclamer.
 
Un autre bus, en 2016.
Sur Internet, une photographie en couleur et un autre papier du Télégramme.
Le maire, entouré de son équipe, devant une sorte de caravane.
Le « Mémo » [Mediabus mobile] qu’ils l’appellent.
Un « service de proximité » qu’ils ajoutent.
 
 
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SOUVENIRS
 
 
Je suis née à Saint-Brieuc. J’ai fréquenté ses bars, ses parcs, ses boutiques et ses bibliothèques. Celle du centre-ville, où j’ai longtemps révisé mes cours de mathématiques, puis celle de la Croix-Saint-Lambert, où j’ai préparé Normale. Je n’empruntais pas de livres : le CDI du lycée me suffisait. Je m’installais à une table et j’étudiais. Les bibliothèques sont les lieux où j’étudie le mieux.
 
Éric est bibliothécaire à la Croix-Saint-Lambert, et écrivain. Il est à l’origine des « Variations sur l’incipit ». Ça vous parle, non ?
 
 
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INTERROGATOIRE - PARTIE N°1
 
 
Éric Sanvoisin.
Né le 16 juin 1961 à Valence.
62 ans.
Bibliothécaire de la ville de Saint-Brieuc depuis 2000.
Bibliothécaire à Juvisy-sur-Orge avant.
 
ID — Et vous avez tout de suite été affecté à la Croix-Saint-Lambert ? 
 
ES — Non. J’ai travaillé à Cesson, dans une petite bibliothèque de quartier. Un baraquement. J’avais été embauché pour diriger une autre bibliothèque de quartier, vers la MJC du Plateau, en face du campus Mazier, mais le projet n’a jamais vu le jour. Pourtant, l’équipe municipale l’avait présenté et il y avait eu un article dans le journal. Mais la municipalité a changé et le projet a été enterré ! Donc je suis resté à Cesson où, parce que j’étais seul, j’étais chef. Puis j’ai été nommé ici, à la bibliothèque de la Croix-Saint-Lambert, qui ne portait pas encore le nom d’Albert Camus.
 
ID — Vous arrive-t-il d’aller à Malraux, la bibliothèque du centre-ville ?
 
ES — J’y vais pour le Mémo. Il est garé là-bas. Au début il y avait peu de chauffeurs donc j’y allais souvent, même si je travaillais dans le Mémo toute la journée. Maintenant, on partage : un binôme fait une demi-journée, un autre binôme une autre demi-journée. Si je conduis le Mémo le matin et qu’il y a besoin de quelqu’un à Malraux l’après-midi, ou l’inverse, on m’ajoute au planning. Mais c’est rare. La plupart de mon service se passe ici.
 
ID — Et vous êtes combien, ici ?
 
ES — On n’est pas nombreux. Ils ont changé l’organigramme : chacun a pu choisir la bibliothèque dans laquelle il voulait travailler, mais personne n’a voulu venir ici. On est trois et demi, alors qu’avant on était six. On était une véritable équipe. Désormais il y a des pôles : le pôle « collection », le pôle « patrimoine », le pôle « animation », le pôle « proximité ». Ç’a été organisé comme ça, alors qu’avant c’était organisé par site.
 
ID — Pourquoi personne n’a voulu venir ?
 
ES — Haha ! Je l’interprète comme ça : Malraux, la bibliothèque du centre, c’est la planque. Ici, t’es plus exposé et t’es plus sollicité. Il y en a aussi qui n’ont pas voulu venir parce qu’ils ont senti que personne ne voulait venir ici. Ça les a… refroidis !
 
ID — Il y a une légende noire sur Camus ?
 
ES — Ouais… Une bibliothèque de quartier… T’es plus exposé. T’es plus visible.
Silence.
 
ES — On a un public spécifique. Les gamins du quartier, ils n’iront pas à la bibliothèque du centre-ville. Ils viennent ici parce que c’est un refuge : il y a des fauteuils, des ordinateurs, des toilettes. Ils ne viennent pas tant pour les livres. Mais le personnel de Malraux commence à avoir des problèmes, notamment avec des personnes atteintes de troubles psychiatriques. Ils ont ça. En plus de la crème. Parce qu’évidemment, là-bas, ils accueillent les étudiants et les chercheurs. Nous, on n’en a pas beaucoup.
 
 
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SOUVENIRS
 
 
Pause café.
Le même que je buvais là-bas, quand je quittais de la salle d’étude, agacée par mes cours de mathématiques.
À l’époque des problèmes impossibles à résoudre, maintenant une enquête difficile à mener. 
Rien de plus, rien de moins.
 
Un second café, après quoi je compléterai le dossier et l’adresserai au juge.
À celui qui doit juger l’affaire.
Au lecteur.
 
 
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INTERROGATOIRE - PARTIE N°2
 
 
ID — Depuis quand conduisez-vous le Mémo ?
 
ES — Depuis le début, depuis 2016. À l’époque on était trois chauffeurs et on tournait deux fois par semaine : le mercredi et le samedi, les journées entières. Maintenant on est cinq.
 
ID — C’est plus difficile à conduire qu’une voiture ?
 
ES — C’est de la taille d’un gros camping-car. Plus long qu’une camionnette de déménagement, et plus carré. Je ne trouve pas que c’est plus dur à conduire mais, vous voyez, par exemple, quand on quitte la cour où le Mémo est garé, le portail est juste assez large. Donc, pour entrer et pour sortir… c’est coton. Il faut partir en biais parce que, si vous tournez trop vite le volant, vous vous prenez le mur. Ça, ça a du en inquiéter plus d’un. Pourtant, on n’a pas encore eu d’accidents. C’est étonnant !
 
ID — Les bibliothécaires ont-ils eu un mot à dire dans la mise en place de ce dispositif ?
 
ES — Oh, je vais vous dire ! Le projet de départ, c’était un camion conduit par un chauffeur poids lourds. Il fallait un chauffeur poids lourds parce que les élus voulaient un grand bibliobus, comme dans les bibliothèques départementales. Trois embauches étaient prévues. Puis deux. Puis une. Puis ils n’ont embauché personne. Donc, forcément, ils ont revu leurs ambitions : d’un gros projet ils sont passé à un projet peau-de-chagrin, qu’ils nous ont imposé. Un nouveau service, sans embauches. On a fait grève. Ça n’a pas servi. Lors d’une réunion avec les élus de l’époque, le premier adjoint m’a dit : « nous décidons, vous exécutez. ». Point.
 
ID — Des pétitions contre ce projet avaient été signées par les habitants des quartiers les plus défavorisés. Ils voulaient des points de lecture fixes.
 
ES — Cette équipe municipale, elle avait lancé le mediabus pour calmer les gens et pour faire sa comm’. Qu’il y ait du monde, que le dispositif serve… Elle s’en foutait complètement. Elle ne voulait pas investir dans de nouvelles bibliothèques de quartier.
 
ID — Le cas de Cesson est intéressant. Le site où vous avez travaillé a été fermé. Puis il a été ré-ouvert…
 
ES — Ah, non !
 
ID — Pardon ?
 
ES, hésite — À Cesson, ils ont détruit la bibliothèque. C’était un baraquement américain de la Seconde Guerre mondiale qui avait servi d’école, de cantine puis de bibliothèque. C’est une affaire compliquée, mais je vais essayer de vous l’expliquer. Un des élus présidait l’association qui gère l’IME  [Institut Médico-Éducatif] du Valais. Il voulait y installer une bibliothèque, la bibliothèque « Daniel Pennac », aux frais de la municipalité. Or, l’IME, c’est un établissement privé. Un accord « bâtard » a été trouvé pour limiter le conflit d’intérêt : un bibliothécaire de la Ville gère Pennac et les livres sont achetés avec les fonds de la mairie.
 
ID — Et, là-bas, on rencontre qui ? Des jeunes ?
 
ES — Non. Des personnes âgées. Peu de jeunes. Les horaires d’ouverture sont limitées par rapport à ici ou à la bibliothèque du centre-ville. Et d’ailleurs, le samedi, Pennac fonctionne avec des bénévoles.
 
 
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TRACES
 
 
Encore un papier du Télégramme.
Un billet, plutôt.
Les points forts de l’IME ? Ses dépendances.
Pas d’informations sur le fonctionnement et le financement de Pennac.
Il y a les arrangements qu’on ne soupçonne pas et les arrangements qu’on tait. Qui dénoncerait la mise en place d’une bibliothèque de quartier ?
 
 
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INTERROGATOIRE - PARTIE N°3
 
 
ID — Le Mémo. Quels services y sont proposés ?
 
ES —Il y a à peu près mille documents : des romans, des albums, des documentaires, des livres avec des gros caractères… On ne peut pas dépasser 3 500 kilos, chauffeurs compris. Imaginez qu’on ait un accident et qu’ils s’aperçoivent que la limite est dépassée… Ça pourrait retomber sur les chauffeurs !
 
ID — Qui s’occupe des achats ?
 
ES — Le pôle « proximité » n’existait pas avant donc le Mémo était un service à part. Les chauffeurs s’arrangeaient entre eux. Il y avait un fond propre au Mémo et une réserve pour que le contenu puisse varier. Maintenant, on ne peut plus acheter de documents juste pour le mediabus. Les chauffeurs choisissent, parmi le fond de Malraux, les livres qu’ils veulent.
 
ID — Quel est le budget alloué par la municipalité à l’achat de documents ?
 
ES — Je ne peux pas vous le dire précisément. Environ cent mille euros pour toutes les bibliothèques de la ville.
 
ID — La plus grosse part pour Malraux ?
 
ES — Ça a complètement changé depuis qu’on fonctionne par domaine et par groupes. Le domaine « documentaire », par exemple : des personnes y sont affiliées, font des suggestions, passent des commandes. En fait, chaque groupe s’organise comme il le souhaite. Moi, je connais le fond « Manga » d’ici. Ça me paraissait plus logique, même si ce n’est pas leur logique à eux, de passer des commandes pour ici. Et la collègue avec qui je gère ce domaine, le domaine « Manga » donc, elle commande pour Malraux. Et il n’y a pas de souci. Ça roule.
 
ID — Vos collègues s’accommodent-ils de cet organigramme ?
 
ES — Des gens râlent, d’autres s’accommodent. J’étais l’un des rares à râler quand ils l’ont imposé. Je me doutais que personne ne voudrait venir à Camus. Je me suis dit : « l’équipe va exploser ». Ils nous l’ont imposé, et ils ont essayé de nous le faire accepter en assurant qu’on pourrait choisir notre pôle. On ne peut pas le dire, mais les choses fonctionnent moins bien. Puis, si on le dit, ça ne changera rien. Quand j’ai vu qu’il n’y avait personne sur le pôle « proximité »… J’étais vert ! J’’ai dit ce que je pensais. Ça n’a rien changé.
 
ID — Personne sur le pôle « proximité » à une époque où l’on parle de « médiation culturelle », ça questionne… Est-ce que le Mémo fonctionne ?
 
ES — Le mercredi, sur les trois arrêts, on sert entre vingt et trente personnes. C’est peu. L’arrêt qui fonctionne le mieux, c’est celui de Géant parce qu’il n’a pas changé et parce qu’il est desservi le mercredi et le samedi. On ne dessert pas nécessairement les quartiers défavorisés : on va à Robien, juste à côté de la bibliothèque du centre-ville, et ce n’est pas un quartier défavorisé ! Au début il y avait du monde parce qu’ils ont fait du battage, mais maintenant c’est l’arrêt où il y a le moins de personnes. Et dire qu’ils ont annulé l’arrêt près de la Cité de la Musique et de la Danse, qui commençait à fonctionner ! Bon. Il y a des choses absurdes. La municipalité en place s’intéresse davantage aux quartiers défavorisés et cherche à améliorer les dispositifs existants. Elle a fait en sorte que la bibliothèque de la Croix-Saint-Lambert ne ferme pas pendant les vacances scolaires et que le Mémo circule l’été. Pour elle, le médiabus est un service prioritaire. Pas une campagne de communication.
 
ID — Hum. C’est également une manière de donner de la visibilité aux médiathèques de Saint-Brieuc.
 
ES — C’est la raison pour laquelle on participe à des manifestations. Une fois, on a passé une journée au campus Mazier. C’était une journée portes ouvertes, un truc comme ça. Il y avait des stands. On s’était installé et on avait fourni des renseignements et procédé à des inscriptions. C’était un acte de présence des médiathèques de Saint-Brieuc à un moment de la vie étudiante.
ID — Les usagers se sont-ils satisfaits du dispositif ?
 
ES — Ceux qui viennent se sont habitués. Ils viennent au début de l’arrêt. L’expérience nous a montré que rester plus d’une heure ne sert pas. Pour un truc qui bouge, une heure, c’est suffisant. Et c’est compliqué de savoir où aller. Il faut prévoir un stationnement, le bloquer une demi-journée… Autant vous dire que souvent des voitures y sont garées, donc que le Mémo ne peut pas s’arrêter. C’est un service qui a le mérite d’exister. Pour des gens, il est utile. Ce qui est hallucinant, c’est qu’ils nous ont fait bosser pendant vingt ans sur un grand projet de médiathèque ! On savait que la volonté n’y était pas, mais ils nous disaient de nous lâcher et de donner toutes nos idées ! Finalement, le Mémo, la réhabilitation de Malraux… ça donne l’impression que c’est mieux que rien.
 
ID — Vous partez à la retraite l’année prochaine. À votre avis, quel est l’avenir du Mémo ?
 
ES — Je pense que le dispositif va durer, sans être modifié. Ils vont chercher d’autres chauffeurs. Ils vont essayer. Je ne pense pas que ça va évoluer. Puis le véhicule a sept ans. Il ne roule qu’en ville, ils vont peut-être le traîner encore un peu. Mais, à un moment…
 
ID — Des idées pour l’améliorer, ce dispositif ?
 
ES — Je ne sais pas. On avait pensé faire des arrêts en semaine, à la sortie des écoles. Mais il faut du personnel et… Et est-ce que les chauffeurs veulent passer plus de temps dans le Mémo ? Je ne sais pas.
 
 
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SOUVENIRS
 
 
Une phrase, en quittant Camus. Celle qu’Éric a décidé de partager cette semaine-là, à ses collègues, à l’aide d’un marqueur : « On vient au livre parce que quelqu’un vous y conduit. »  (Sallenave, « Nous, on n’aime pas lire », 2009)
 
Il est temps d’envoyer le dossier. 
Qui est l’accusé ?
Qui est la victime ?
 
Et quel est le crime ?
 
 
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PROCÈS VERBAL
 
 
Date :

Quand cette affaire a t-elle débuté ? Il y a vingt ans, quand la municipalité a demandé au personnel de réfléchir à une autre médiathèque ? Il y en a dix, quand elle lui a imposé le Mémo ? Cinq, quand une soi-disant bibliothèque de quartier a été inaugurée dans un institut privé ?

Lieu(x) :

Ville de Saint-Brieuc. La médiathèque André Malraux, dans le centre-ville ; les bibliothèques de quartier, Albert Camus à la Croix-Saint-Lambert et Daniel Pennac à Cesson ; les zones traversées par le Mémo (Les Villages, Robien, Le Plateau).

Nature du crime :

Ingérence ? Incompétence ? Petits arrangements ?

Accusé(s) :

Les élus de l’époque ? Ils sont loin d’avoir les mains blanches, c’est sûr. Mais ils parleront finances, prieront les habitants de prendre leur mal en patience, ou se tairont. Puis, s’ils reviennent, ils trouveront d’autres projets bâtards pour se protéger.

Il y a la direction, aussi. Mais, au fond, elle est soumise aux directives municipales. Le même problème, le même modèle : des employés subordonnés.

Victime(s) :

Aucun doute, les habitants de Saint-Brieuc. Ceux des quartiers les plus éloignés du centre-ville, les plus défavorisés, en particulier. Les bibliothécaires, aussi.

Témoin(s) : Monsieur Éric Sanvoisin

Rapporteur(s) : Madame Illona Dagorn

Juge(s) : Lecteurs des Jeunes Caractères

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