Image : Les Jeunes Caractères
Illona Dagorn
10 novembre 2024
La rédaction des Jeunes Caractères tient à préciser que cet article divulgache des éléments de la bande dessinée dont il traite.
Préparé avec de la farine de blé ou non, mélangé à différentes graines ou non, sorti du four ou non : j’adore le pain. En fin de journée, il m’arrive d’en découper un bout et de l’accompagner d’un morceau de fromage. Chèvre, comté, camembert — là non plus, pas de préférence : il suffit que le candidat ait du caractère pour combler mon palais. Un coup d’oeil sur ma cuisine suffirait à vous convaincre de ma condamnable habitude alimentaire… De fait, le contenu de cette pièce ne révèle-t-il pas des choses sur chacun d’entre nous ? Ici une tablette de chocolat qui disparait, ici un litre de vin qui diminue, ici une tâche de café qui n’est pas épongée… Imaginez que notre frigo nous observe : ô culpabilité ! Vraiment, cette part de tarte, je ne sais pas, ce n’est pas que j’avais faim mais… Je n’ai pas pu y résister.
Shimura, l’un des personnages de la bande dessinée Nagasaki d’Agnès Hostache, se comporte un peu comme ce frigo inquisiteur. Après s’être aperçu que les denrées qu’il a récemment achetées se volatilisent, il décide d’installer une caméra. Aussi peut-il, depuis son lieu de travail, observer son domicile et en particulier sa cuisine. Shimura n’entend pas espionner les membres de sa famille : célibataire, il pense que quelqu’un s’introduit chez lui pour le voler pendant qu’il travaille à la station météorologique de Nagasaki. Là un pot de yaourt, là un bol de riz, là un poisson…
Nagasaki s’inspire d’un fait divers : après avoir installé une caméra chez lui, un homme découvre qu’une femme y vit clandestinement. Proche de la soixantaine, cette dernière est à la rue depuis quelques mois. Un matin d’automne, alors qu’elle arpente le quartier où habite l’employé, elle voit que ce dernier ne ferme pas sa porte à clé. Il s’éloigne de son domicile, elle en approche. Puis elle entre ; elle se repose ; elle s’installe…
… en haut d’un placard.
Enfin cette femme, qui a perdu son droit au chômage et qui, désespérée, s’est souvent réfugiée chez Shimura, est arrêtée par la police. Cette dernière est en effet appelée par l’employé qui, depuis son lieu de travail, voit, sur la fenêtre de son ordinateur correspondant à l’image captée par la caméra, une inconnue profitant d’un rayon de soleil en attendant que le thé infuse. Shimura, à la fois victime et témoin distancié de ce qu’il qualifiera (non sans emphase) de « violation de domicile », brise de la sorte une harmonie qui s’était à ses dépends établie.
La bande dessinée d’Agnès Hostache traite de la précarité. Ce traitement, contrairement à ce que l’on est tenté de penser, n’est pas tout à fait pathétique : la clandestine, lors de son procès, ne s’époumonera pas à expliquer ses actes, ne fondra pas en larmes, ne s’excusera pas. Shimura ne le lui demandera d’ailleurs pas : les repères de cet homme, qui ne « réussi[t] plus à [s]e sentir chez [lui] » depuis la découverte de cette femme, basculent : « Je comprenais que cette année commune à elle et moi — même si je n’avais rien su d’elle — allait me changer et que je n’étais déjà plus tout à fait le même. » (p.101)
Cet employé « prêt à s’incliner devant les fils à papa », comme le remarque la clandestine, ne dort plus, aussi passe-t-il une nuit dans le placard encore occupé quelques jours plus tôt. Désespéré, il n’a pas supporté la présence d’une autre — une autre qu’il n’a pu choisir sur les sites de rencontre qu’il consulte de temps en temps. Le problème n’est pas tant que la femme soit, au regard de la société, âgée : lui, comme elle, a passé la cinquantaine. Le problème n’est pas tant non plus qu’elle soit pauvre : Shimura, quoique propriétaire, vit simplement. Non, voyez vous, le problème est qu’elle a perdu ses droits. Au fond, la bande dessinée explore l’impossible rencontre entre un homme intégré à la société japonaise et une femme qui en est exclue.
L’impossibilité d’une rencontre, ou plutôt d’une confrontation, est annoncée dès la découverte de l’« hôte » : le choix de la caméra, qui à bien des égards n’est pas sans rappeler les priorités de partis politiques contemporains, marque d’emblée le choix de la distance. Shimura ne se trouvera dans la même pièce que la femme qu’une seule fois : lors de son procès. Il ne lui rendra jamais visite au parloir. Il ne lui écrira pas. Il ne lui laissera aucun moyen de se justifier, si l’envie lui en venait. L’évite-t-il ? Évite-t-il ce que lui-même pourrait devenir en période de crise économique ? Le texte nous permet d’interpréter différemment la manière dont le personnage agit, suggérant tantôt qu’il s’est douté des difficultés surmontées par la clandestine, tantôt qu’il s’en est désintéressé.
Derrière la vitre du buffet, la caméra m’observait. Cela n’a duré qu’une seconde mais j’ai eu le temps d’imaginer qu’un individu suivait mes évolutions et décrochait son téléphone pour avertir la police de ma présence chez lui. Puis on me jetait dans une cellule. Cet homme, ensuite, rentrait chez lui et rangeait ce que j’avais déplacé. Pendant ce temps là, l’oeil d’un autre type qui se croyait le véritable propriétaire des lieux suivait ses agissements par la webcam et décrochait à son tour un téléphone. Au lieu de ça, le gobelin femelle qui avait surgi et resurgi sur mon écran avait été pris dans mes rets. Et elle m’a fait soudain horreur. (p.99-100)
Le dispositif thématisé par la bande dessinée est habilement rejoué par celle-ci. Il y a d’abord le projet même de Nagasaki : adapté du roman d’Éric Faye, la bande dessinée nous donne à voir une histoire qui a d’abord été écrite. Or, l’importance qu’Agnès Hostache accorde à l’image met en lumière l’un des enjeux de son livre : le regard.
Lecteurs, nous sommes placés dans la même posture de voyeur que Shimura. Nous pénétrons dans l’intimité de ce dernier, qui pénètre lui-même dans l’intimité de la clandestine, qui a elle-même pénétré la sienne. La conséquence en est-elle que Shimura pénètre la nôtre ? Sans doute est-ce conférer trop de pouvoir au personnage. Pourtant, force est de reconnaître que le dispositif recréé par Agnès Hostache nous incite à questionner notre statut. En tant que lecteur, ne suis-je qu’un voyeur prenant plaisir à lire une histoire que j’oublierais par la suite ou, au contraire, suis-je l’un des maillons d’un réseau dont les multiples dimensions s’influencent les unes et les autres ?
Nagasaki subvertit la nature de la caméra : l’outil, au service de la vue, devient un outil au service du regard. Le Shimura qui, de son écran, voit une inconnue chez lui appelle la police. Au contraire, le Shimura qui regarde les traits de cette femme et qui devine sa fragilité essaie d’appeler chez lui pour la prévenir d’une arrestation qu’il regrette d’avoir provoquée. Que s’est-il passé entre-temps ? Une sorte de changement de mode : le personnage, qui s’est contenté d’une sorte de stimuli, semble prendre conscience de ce qu’il voit.
La femme profitait des rayons avant le prochain nuage et moi qui avais envie de lui hurler mais faites vite, sans quoi vous ne le reverrez pas de sitôt, le soleil…
De dépit, je finis pas raccrocher.
Puisque tu préfères les flics : attends-les donc.
Tu peux même leur verser du thé, prévois 3 ou 4 tasses. Tu sais où elles sont.
Il n’y a plus rien à faire. (p.74)
Si regarder n’est pas synonyme de voir, peut-être est-ce parce que le regard est une interprétation. Or, le passage d’un mode à l’autre semble conditionné par un état d’esprit singulier, état qui consiste à accepter que la vue de l’autre ne confirme pas tant le regard que je porte d’ores et déjà sur la société qu’elle ne le bouscule. Regarder, ici, consiste à prendre un risque : le risque que l’autre informe mon regard, infléchisse mon interprétation et, ce faisant, détruise mes repères.
La difficulté à laquelle est confrontée Shimura est que, après avoir refusé de faire une place à l’autre, il ne parvient plus à trouver la sienne. Cette instabilité écarte tout didactisme : la bande dessinée ne nous incite pas tant à condamner Shimura qu’elle n’exhibe la manière dont la difficulté qu’il a à regarder le conduit à s’aliéner, ce que le chant incessant des cigales, source de migraine, poétise en particulier dans une scène. Nagasaki s’achève donc sur un échec : le regard du personnage, s’il a été bousculé, le pousse finalement à se replier sur lui-même plutôt qu’à s’ouvrir à l’autre. Le regard est redevenu une simple vue.
La bande dessinée d’Agnès Hostache interroge non seulement le statut du lecteur, mais également la possibilité d’un lecteur-citoyen, c’est-à-dire d’un lecteur qui regarde plus qu’il ne voit et qui agit plus qu’il ne réagit. Elle interroge le sens de la lecture en particulier, et le sens de l’existence en général. À cet égard, un passage de la lettre que la clandestine souhaite adresser à Shimura est intéressante :
Il est impossible que tout soit à ce point dépourvu de sens, les étoiles, le vent, les hommes. Le sens n’existe pas. L’idée de sens a été inventée par l’humanité pour mettre un baume sur ses angoisses et la quête d’un sens l’accapare, l’obnubile. Mais aucun « grand ordonnateur » ne nous surveille du haut des cieux. (p.186-187)
Pas de grand ordonnateur, non, mais des ordinateurs. Or, la surveillance par ces derniers a t-elle plus de sens ? Sans doute pas, puisqu’elle confirme une vue plutôt qu’elle n’informe le regard. Les phrases de la clandestine sont autant source d’inquiétude que d’espoir : elles dénoncent une illusoire quête de sens autant qu’elles suggèrent la possibilité de se libérer d’un mode de vie absurde. N’est-ce pas l’été où elle a été contrainte de dormir sur la plage, sans toit sous lequel se réfugier en cas d’averse et sans argent pour se payer une chambre d’hôtel, que cette femme a été le plus libre vis-à-vis des croyances et des normes contemporaines ? Pourtant, tel un ordonnateur depuis le haut des cieux, un écran relié à une caméra de surveillance restreindra cette liberté. Cette ironie du sort décrédibilise t-elle son propos ? Ce n'est pas sûr.
À la fin de la bande dessinée, la clandestine est libérée de prison. Elle s’inscrit alors auprès d’une agence immobilière pour participer à une visite de la maison de Shimura, désormais à vendre. Un sentiment de nostalgie à l’égard de ce qui fut malgré tout une vie à deux explique-t-il ce geste ? Quoiqu’il en soit, la maison est vide. Aucune trace du propriétaire n’y a été conservée, de même qu’aucune trace des propriétaires précédents ne l’avait été. Or, ces derniers n’étaient autres que les parents de la clandestine. Si Shimura, lors du procès, assure qu’il « ne réussi[t] plus à [s]e sentir chez [lui] », la femme qu’il a contribué à emprisonner aurait presque pu en dire autant. Elle ne le fera pas, sans doute parce que pour elle l’attachement à un lieu ne dépend pas tant d’un contrat de propriété que d’un lien personnel — d’un ancrage plus fort, plus profond. En dépit de la surveillance dont elle a été victime, elle finira par revoir la maison de son enfance. Celle qui passe est paradoxalement celle qui reste alors que celui a le droit de rester (parce que son contrat l’y autorise) finit par disparaître. N’est-ce pas là une invitation à questionner nos attaches et, au fond, à notre liberté ?