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Quand lire, c'est buter
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Image : Les Jeunes Caractères

Quand lire, c'est buter

À propos de "Basse langue" de Christiane Veschambre

Illona Dagorn

05 janvier 2025

Paru en 2016 aux éditions Isabelle Sauvage, l’essai de Christiane Veschambre intitulé Basse Langue esquisse le portait de l’écrivaine en lectrice. À travers quatre rencontres littéraires importantes, celle-ci revient en effet sur la façon dont « cette langue sans mémoire1 » l’a bousculée, peut-être bouleversée, au point de devenir l’objet d’une recherche continue.

 

La première partie de l’essai est consacrée à la découverte d’un roman d’Erri de Luca. Allongée sur le lit de sa chambre d’hôtel, à Naples, Christiane Veschambre s’aide d’un dictionnaire afin de comprendre le texte en langue originale :

 

Si je lis lentement, c’est parce que je lis en italien, qu’il me manque beaucoup de mots en italien, alors sur chaque page je bute sur un petit monticule, parfois deux ou trois, ou quatre, et j’essaie de comprendre ce dont il s’agit, je retourne un peu en arrière, je mesure le geste nécessaire pour franchir le monticule et j’y parviens à peu près2.

 

Le motif de la butée, convoqué dès les premières pages, l’est également dans les pages suivantes où il indique une manière de lire :

 

J’ai besoin chaque jour de suivre ce qu’il écrit en italien, je le lis comme une qui apprend à lire, ou comme une qui a mal appris à lire, ou comme une qui ne lirait jamais et tout à coup, sans savoir pourquoi, commencerait une lecture. Et aurait nécessité, chaque jour, de la poursuivre3.

 

Or, il n’y a pas que le roman d’Erri de Luca qui impose cette manière de lire. À propos de Robert Walser, Christiane Veschambre note :

 

Ceux qui le lisent pas à pas, respirent avec lui dans la promenade de sa phrase, butent puis (se) coulent dans sa langue, ouvrant ainsi un accès à ceux qui sans eux lui demeureraient étrangers, ceux-là — ses traducteurs, ses déchiffreurs — le connaissent4.

 

L’écriture de l’autre est vécue dans la lecture qu’elle provoque : une lecture qui achoppe, une sorte de cahin-caha qui a la particularité d’être lié à l’environnement de lecture lui-même. D’où les lignes que Christiane Veschambre consacre aux endroits où elle lit. Parmi eux, la chambre napolitaine :

 

Au-dehors de la chambre où je lis, il y a Naples. Naples est l’ombre de mon Italie. Je connais en Italie les villes de beauté claire, les villes saisissantes. […] Naples est noire. Par la fenêtre de la chambre où je lis en butant, je vois la lumière, je sais la mer, mais dans la lumière la ville est noire. S’il arrive qu’une rue tienne façade, angles tournés, on bute sur ses vivantes décompositions. Je ne saurais traverser seule la nuit une de ses places5.

 

On bute sur un mot comme on bute sur un cadavre en décomposition. La comparaison, étonnante dans un premier temps, éclate de vérité dans un second : elle souligne le choc à la vue de ce qui heurte, une saisie qui s’accompagne à la fois d’un sentiment de peur ou de menace et d’un besoin « d’au-delà ». D’où une autre image, celle du fouissement :

 

À partir de la chambre de Naples, il me semble vivre comme une taupe : machinalement dans le noir j’avance en galeries, parfois un pinceau de lumière par l’ouverture du cône de terre rejetée — ce n’est pas illumination, c’est visibilité, et j’écris ce qui advient par ce puits6.

 

Si « ce qui advient par [l]e puits » n’est pas illumination, c’est parce qu’il ne s’agit pas ici d’enrichir « ses lumières » voire d’atteindre la lumière. Christiane Veschambre assume au contraire une ignorance, une forme d’obscurantisme paradoxalement nécessaire à une lecture juste : « J’ai besoin de cette ignorance dont je devrais me faire honte7 », écrit-elle. Ce besoin n’est pas seulement celui d’une lectrice : il est aussi celui d’une écrivaine qui ne cesse de réfléchir à la langue. La lecture cahin-caha de Christiane Veschambre est en effet propice au déploiement d’une force presque bestiale :

 

Je suis ce qu’écrit le garçon de motte en ornière, parfois j’ânonne, bouche silencieuse, corps attentif aux inégalités du terrain qui me fait oublier les glissades sur les livres lisses.

Et puis ça arrive.

[…]

Quelque chose pousse un cri en la lectrice grumeleuse que je suis devenue, sans savoir, sans savoir de quoi je suis retournée, aussi radicalement seule qu’on l’est dans la violence de la secousse terrienne, mais saisie de l’éclosion interne d’une bête libre demandant langue, basse langue8.

 

Et voilà. Le titre de l’essai repris dans le corps du texte, à la fin d’une phrase dont il est pourtant le point culminant. La basse langue, celle qui surgit, celle qui libère, est aussi celle qui nécessite une déprise de soi, de ses habitudes et de son savoir de lecteur : « La basse langue, c’est mon pays, une langue sans mémoire, une lande où pousseraient en même terre un vif esprit et les mottes de la taupe excavatrice9. » Cette déprise est même une chute, en témoigne une des expériences oniriques relatée par Christiane Veschambre :

 

En présence de quelques personnes, je fais lecture d’un livre en dévalant, à plat ventre, les escaliers de nombreux étages. Sur l’arête de chaque marche, je tombe durement, à grande vitesse, sans répit, résolue à les dévaler jusqu’au bas, où je demeure, toujours à plat ventre, je sais que je viens seulement vraiment de lire ce livre, le premier que j’avais écrit en me mettant à l’écoute de la voix privée de langue, que je l’avais seulement écrit, comme il s’écrivait en moi, à ma traverse, qu’il me restait à en être la lectrice dévalée, chutée, labourée, afin que j’apprenne ce qui doit faire présence, trouer l’être de sa présence comme la tête de l’enfant au bord des lèvres de la vulve, et cela avec la langue écrite et lue par moi10.

 

La découverte de la basse langue par la lecture cahin-caha conduit à une remise en cause de la « lecture lisse », qui « glisse sans accrocher » et qui « fait, à vrai dire, comme s’il n’y avait pas de langue »11. La basse langue nécessite un choc, un accroc pour saisir et surgir. Elle ne se manifeste par conséquent qu’à ceux qui butent, accrochent, chutent et ne craignent pas, en chutant, de se confronter à l’inconnu. Ceux qui refusent le conformisme dans la lecture, en somme.

 

Reste toutefois la difficulté pour celui qui lit et qui aspire à écrire d’atteindre cette « langue qui étrange » et qui « [é]trangle les mots lisses dans la gorge »12. Si la basse langue est « basse », c’est parce qu’elle s’atteint moins par le dessus que par le dessous. Elle est de l’ordre de l’infra-visible voire de l’invisible et, ce faisant, de l’intranscriptible. À propos d’un passage saisissant du roman d’Erri de Luca, Christiane Veschambre remarque : « Le tremblement, dans la chambre de Naples, quand je lis en butant, pour lui non plus il n’y a pas de place sur mon rouleau d’écriture13. » De fait, à la fin de l’essai, l’écrivaine assume son échec : « Jamais la bête poignante ne me donnera la langue qui étrange14. » Jamais, vraiment ? Paru deux ans après Basse Langue, l’essai intitulé Écrire, Un caractère représente une nouvelle tentative de sa part, tentative peut-être involontaire, comme le suggèrent les premières lignes :

 

Écrire ne veut pas travailler.

Écrire nous travaille15.

 

Dans les pages qui suivent, Christiane Veschambre approfondit son idée de « lecture lisse » en évoquant ce qui est son prolongement, l’« écriture lisse » :

 

(Écrire est moqueur. Se moque des livres écrits avec un moi confortablement logé, bien meublé, accueillant et séduisant, ayant à sa disposition toutes sortes de ressources, culture, habileté, expérience technique, idées, musicalité, ou toute autre capable de composer un livre à son tour bien logeable. Si Écrire passe devant, il regarde son costume et rit16.)

 

Le lecteur confortable et conforté est en puissance un écrivain confortable et conforté — médiocre. Le lecteur chahuté, au contraire, est en puissance un aventurier de la forme. On pourrait croire, études sur le décodage à l’appui, que celui qui déchiffre en butant (qui lit « mal ») est celui qui n’est pas capable de s’élancer au-delà des mots pour comprendre et interpréter les textes tandis que celui qui lit sans buter (qui lit « bien ») est celui qui y parvient. L’exemple de Christiane Veschambre nous invite à nuancer ce manichéisme : les expériences de lecture de cette dernière rappellent qu’il n’y a pas de lecteur sans déchiffreur et que ce dernier, quoiqu’empêtré dans les difficultés et opacités d’un texte, est finalement celui qui en (res)-sent le plus justement le sens.

 

 

 

1Christiane Veschambre, Basse Langue, Plounéour-Ménez, éditions isabelle sauvage, 2016, p.109

2Ibid, p.12

3Ibid, p.18

4Ibid, p.71

5Ibid, p.15-16

6Ibid, p.45

7Ibid, p.42

8Ibid, p.18-19

9Ibid, p.109

10Ibid, p.56

11Ibid, p.25

12Ibid, p.109

13Ibid, p.34

14Ibid, p. 134

15Christiane Veschambre, Écrire, Un caractère, Plounéour-Ménez, éditions isabelle sauvage, 2018, p.9

16Ibid, p.24

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