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Malo de Bizien
11 janvier 2025
Je continue ma série d’articles sur la question de la création d’un lecteur en m’intéressant à la représentation d’une lectrice dans Les Enfants de minuit de Salman Rushdie. Si vous n’avez pas lu l’article précédent : ..
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Les Enfants de minuit est un roman de Salman Rushdie qui paraît en 1981. Dans ce roman, le personnage principal, Saleem Sinaï, raconte sa propre histoire, lui qui est né à la seconde exacte où l’Inde déclara son indépendance (d’où son titre d’enfant de minuit). Cette naissance extraordinaire lui a conféré (comme à quelques centaines d’autres enfants dans le pays) des pouvoirs magiques. Malheureusement, alors qu’il semble voué à accomplir de grandes choses pour son pays, Saleem est la triste victime de l’hHistoire et son grand destin d’homme politique est brisé dans l’œuf. Pendant les huit cents pages du livre, il raconte la vie de son grand père, de ses parents et enfin la sienne. Il l’écrit, et de son propre aveu, lit tout haut ce qu’il est en train d’écrire. S’il lit tout haut son texte, c’est à cause d’une femme : Padma. Padma est la première de ses lectrices, celle qui n’a jamais lu le récit, mais qu’il l’a entendu la première alors même que Saleem était en train de l’écrire. Souvent l’histoire de Saleem est arrêtée par cette femme, Padma (parmi les moments les plus savoureux du livre).
Pour ma part, je ne connais pas beaucoup de récits où le lecteur interrompt le narrateur, où le lecteur est personnifié dans l’histoire même. C’est ce qui m’a donné envie de retourner dans le texte et de traquer les moments où Padma apparaît, où elle fait un peu dérailler la narration. Qui est donc cette lectrice qui semble si importante, au point de faire partie de l’histoire, au point de se permettre de critiquer le récit, de poser des questions, de gronder le narrateur ? Serait-ce un modèle ? Salman Rushdie nous demande-t-il d’être comme Padma ? Il paraît assez difficile de le croire... et pourtant...
Lorsque je lis Les Enfants de minuit, je m’accroche au récit, je me laisse emporter par ces histoires de généalogie familiale, quand soudain le narrateur souffreteux introduit Padma. C’est dans le chapitre « Mercurochrome » qu’elle fait sa première apparition, et elle apparaîtra dans presque tous les chapitres après cela. Comme moi, Padma est accrochée au livre, comme moi elle veut savoir la suite de l’histoire. Elle est présentée comme étant une employée de la fabrique dans laquelle écrit le narrateur, une fabrique de conserves de chutney. C’est une femme qui semble avoir beaucoup de caractère et qui, comme toutes les autres femmes qui travaillent à la fabrique, est une force de la nature, contrairement au narrateur. Mais Padma est une lectrice très particulière : elle ne sait pas lire et ne cesse de demander au narrateur d’arrêter ses écribouillages. Elle veut le tirer de son travail pour l’amener au lit, car Padma, c’est aussi l’amante. Padma se fait donc raconter l’histoire en même temps qu’elle s’écrit. Le narrateur, Saleem, prononce ce qu’il écrit en même temps qu’il l’écrit. Ce procédé d’écriture permet à Padma d’intervenir, de couper, de perturber, de donner son avis, de critiquer. Bref, Padma c’est un peu l’enfant que j’ai pu être lorsque je coupais mon parent qui me racontait une histoire pour commenter, questionner. C’est aussi celle que je fus qui se taisait longuement la bouche et les yeux grands ouverts en essayant d’avaler toutes les paroles, tout le monde qui sortait de la bouche de celui qui contait. C’est tout cela, Padma, une force désirante.
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Elle désire beaucoup, Padma. Elle désire la suite, elle désire le narrateur, elle désire la fin de l’histoire. Elle veut tout, ce que le narrateur finira par appeler le « et-aprètisme ». Le « Et-aprètisme » c’est l’art de dire « et après ? », c’est l’art de faire avancer l’histoire par la demande de la suite. Mais évidemment cet « et-après » n’est pas que narratif, il ne sert pas que la dramatisation de la narration. Il est plus puissant que cela. « Et-après » joue sur plusieurs temporalités en même temps : 1) « et après cet événement, que s’est-il passé ? » ; 2) «et après, quand tu auras fini d’écrire, que fera-t-on ce soir ? » ; 3) « et après, quand tu auras fini ton livre, que fera-t- on tous les deux ? ». C’est tout cela le « et après ? ». C’est sur ce point qu’il faut s’attarder un peu, car il y a quelque chose d’étrange dans le comportement de Padma, et pour bien le comprendre rappelons les faits :
Saleem dit qu’il est en train de mourir et qu’il mourra lorsqu’il aura fini son récit.
Padma aime Saleem
Padma ne cesse de demander à Saleem d’accélerer le rythme du récit, de lui demander de ne pas faire de parenthèses, de disgressions.
En somme, Padma, par son « et après ? » ne cesse de pousser Saleem vers sa mort, elle est en train de participer au rétrécissement de sa vie. C’est cela qui a fini par m’interroger dans mes dernières lectures de ce livre : pourquoi Padma n’essaie-t-elle pas de transformer son amant en une Pénélope moderne, en un écrivain ne finissant jamais son œuvre ? Si j’écris ce petit billet aujourd’hui, c’est que j’ai mon idée sur le sujet... Mais chaque chose en son temps. Reprenons la démonstration pas à pas.
Avant d’être une force existentielle et avant que je ne délire sur le rôle mystico-métaphorique de Padma, traversons la Mer des Evidences ensemble. Avant tout, Padma est une lectrice qui écoute le narrateur, qui le soutient et qui sert la narration. C’est avant tout un procédé narratif comme les autres. Dans « Atteindre-le-crachoir », le narrateur explique ce que fait Padma pour lui :
«Mais Padma se tient près de moi et elle me ramène brutalement dans le monde de la narration linéaire, l’univers des « et-après ? » »
Pour le narrateur, donc, Padma est celle qui est à côté, comme une bonne femme, et qui le ramène sur le chemin de son récit, qui le materne en somme. Padma, c’est un peu une mère pour le narrateur (les lectrices et lecteurs du livre savent combien cela a son importance). Elle est aussi la force matérielle et puissamment corporelle qui tire « brutalement » le narrateur de son monde des idées pour le ramener dans le monde des choses (on sait aussi combien tirer Saleem de son esprit est une chose importante). Cette manière de ramener Saleem vers le monde vivant opère grâce à des interruptions de Padma : « C’est lui ? [dit-elle soudainement], demande Padma un peu étonnée. C’est ce gros lâche tout mou qui allait devenir ton père ? » On le voit, Padma a une profonde influence sur le récit, elle bouleverse son rythme et son économie. En somme, et vous m’excuserez une telle conclusion, Padma est une lectrice des plus normales, elle fait confiance à son narrateur et elle est embarquée par le récit. Il faudrait sûrement relire le livre pour comprendre combien l’intérêt narratif de Padma est grand, mais j’ai peur qu’une étude de la sorte ennuie les happy few qui nous font l’amitié de nous lire. J’abrège donc et j’empanne pour nous faire quitter la Mer des Evidences et nous emmener vers le cap de l’Antithèse.
Nous évoquions plus haut le fait que Padma ne sache pas lire, qu’elle est donc une lectrice défaillante, car cet illettrisme laisse une porte ouverte dans l’univers de nos hypothèses : Saleem ne dit peut-être pas tout haut tout ce qu’il écrit. Peut-être que le narrateur nous raconte à nous des choses qu’il ne dit pas à Padma. Il existerait, caché dans le texte, à des endroits que nous ignorerions, un texte plus confidentiel (au sens littéral). Qui sait ? Mais la défaillance de Padma est parfois plus nette que cette hypothèse roublarde.
Premièrement, Padma est celle qui refuse que le livre ne soit pas une histoire traditionnelle où l’on croit à ce que l’on lit. Padma veut croire à la vérité du récit, et pourtant : « J’ai dû m’arrêter. Ca ne marchait pas aujourd’hui, parce qu’à chaque fois que ma narration s’affirme comme telle, à chaque fois que, comme un marionnettiste maladroit, je montre les mains qui tiennent les fils, Padma s’énerve. » Sans parier sur votre incompréhension, lectrices et lecteurs attentifs, j’ai dû moi- même relire une dizaine de fois cette phrase avant de la comprendre, je vais donc l’expliquer. A chaque fois que Saleem raconte qu’il raconte une histoire, au sens où on dit des enfants qu’ils racontent des histoires, Padma s’énerve. Padma s’énerve parce que Saleem lui dit en somme que ce n’est qu’une histoire, que ce n’est pas la réalité, car la réalité est assez insaisissable. Et l’on comprend l’irritation de Padma. Imaginez quelqu’un qui depuis quatre heures vous raconte sa vie et qui soudainement vous dit que tout cela, ce ne sont que des histoires...
Deuxièmement, Padma est celle qui s’en va, la lectrice- personnage qui quitte le livre, qui parce qu’elle entend parler d’amour s’en va : « Depuis deux jours entiers Padma est sortie de ma vie. Depuis deux jours une autre femme a pris sa place devant la cuve de marinade de mangue — une femme elle aussi à la taille épaisse et aux avant-bras poilus ; mais, pour moi, aucun remplacement ! — pendant que ma déesse de la Bouse avait disparu je ne sais où. Un équilibre a été détruit ; je sens des fissures qui s’élargissent sur toute la longueur de mon corps ; parce que tout d’un coup je suis tout seul, sans mon oreille nécessaire, et ce n’est pas assez. » Et puis, après quelques chapitres, elle revient, elle reprend l’histoire en cours de route. Ne sachant pas lire, elle n’a pas pu rattraper son retard, elle n’a littéralement pas eu accès à une partie de l’histoire, alors que nous avons eu accès à cette partie. Il y a donc une dichotomie entre la position de lectrice de Padma et ma position de lecteur. Padma et moi, nous sommes différents. Elle ne sait pas lire et elle n’a pas suivi une partie de l’histoire. Moi, je sais lire et j’ai tout suivi. Je suis donc un meilleur lecteur que Padma, car moi, au moins, j’ai lu toute l’histoire.
Et pourtant, cette supériorité sur Padma ne tient pas la route en raison de l’idéal d’écriture du narrateur-auteur- personnage (on m’autorisera cette folie conceptuelle). Je rappelle que Saleem, au moment où il écrit son histoire, est à la tête d’une conserverie de chutney, un chutney qui n’a de goût que parce que le cuisinier, la cuisinière, y met ses émotions, ses joies, ses ressentiments. Et c’est la grande découverte de la fin du roman. Nous avions découvert avec l’apparition de Padma que l’auteur écrivait en lisant, mais nous apprenons à la fin du roman qu’il n’est pas sûr que Saleem écrive. Il opère « la chutnification du temps». Il cuisine. Nous apprenons que chaque chapitre est une recette spéciale de chutney dans lequel tout ce que nous avons lu est tout ce qu’il a mis dans son chutney. Nous n’avons pas besoin de lire, il faut manger. Saleem est donc bien davantage un cuisinier qu’un écrivain. De ce point de vue, Padma et ses réactions immédiates, Padma et sa spontanéité d’illettrée, Padma est une bien meilleure lectrice que moi, une lectrice qui, contrairement à moi, peut se permettre de donner son avis, de corriger, de contredire, non seulement parce qu’elle fait partie de l’histoire, mais aussi parce qu’elle fait le même métier que Saleem : cuisinier. Ce n’est donc plus seulement une discussion entre l’auteur et sa lectrice subordonnée, mais une discussion entre travailleurs. Moi – je ne sais pas pour vous –, mais je ne suis pas préparateur de Chutney magique. Je suis donc moins compétent que Padma.
Reste le problème du « et-après ». Je n’en démords pas ! Pourquoi Padma demande-t-elle à Saleem d’aller plus vite ? Pourquoi veut-elle que Saleem se tue à la tâche (au sens propre) ? La réponse la plus simple me paraît la plus évidente : elle n’y croit pas. Elle ne croit pas à cette malédiction. Elle croit au futur, à ce qui adviendra, au « et-après ». C’est son rôle, sa direction dans le roman. Saleem est une pure création passéiste qui raconte sa vie passée, arrivé à l’âge canonique de trente- deux ans. Et que fera-t-il après s’être replongé dans sa vie ? Il mourra. Quand il aura remonté le fil du temps du début jusqu’à maintenant, il disparaîtra. Il ne se projettera jamais dans le « et- après » de sa vie. Padma joue ce rôle. C’est cela la dimension existentielle du personnage Padma : ouvrir la voie vers un après le livre, un après le récit. Elle laisse écrire-cuisiner-raconter Saleem en attendant qu’il finisse pour qu’il puisse vivre, vivre enfin, lui qui est né tant et tant de fois, lui qui a eu tant et tant de mères et de pères, qu’il vive maintenant. Que s’achève l’histoire écrite au passé, qu’elle s’écrive maintenant dans la vie même. Si vous m’autorisez un détour par la théorie, je dirais que Padma souhaite que Saleem, narrateur, meurt le plus vite possible, que Saleem, le personnage, meurt le plus vite possible, afin que Saleem l’homme revienne à la vie le plus vite possible, qu’il retrouve la vigueur qui lui fait défaut, qu’il fonde une famille, qu’il se projette vers l’avenir.