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Les Indes Fourbes d’Ayroles et Guarnido, ou le plaisir de se voir dupé.
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Image : Guarnido

Les Indes Fourbes d’Ayroles et Guarnido, ou le plaisir de se voir dupé.

Sarah Mariez

22 décembre 2024

Les Indes Fourbes est une bande dessinée publiée en juin 2019 aux Editions Delcourt. Elle est signée Ayroles au scénario (De Capes et de Crocs, L’Ombre des Lumières (qui mériterait aussi son article)) et Guarnido au dessin (Blacksad). Sur la première de couverture, une illustration de type portrait officiel d’un personnage en pied, l’air fier mais aussi malicieux. Dès la première de couverture, on nous promet déjà l’histoire d’une ascension sociale, ou du moins d’un personnage haut placé.

 

Nous ouvrons la bande dessinée. Une page de garde qui reprend les codes de la page de garde des livres des XVIIe-XVIIIe siècles, on plonge de plus en plus dans quelque chose d’immersif, on s’apprête à lire une bande dessinée, mais qui cherche à imiter le roman, qui plus est le roman ancien.

 

Le sous-titre de l’oeuvre, qu’on néglige de lire sur la première de couverture car il est beaucoup trop long, nous donne encore quelques éléments supplémentaires : « Une seconde partie de l’histoire de la vue de l’aventurier nommé Don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous ; inspirée de la première, telle qu’en son temps la narra don Francisco Gómez de Quevedo y Villegas, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques et seigneur de Juan Abad » (je vous avais prévenu que ce serait long). Deux informations importantes dans ce sous-titre : premièrement, qu’il s’agit d’une imitation ou d’une adaptation de roman picaresque. On en a tous les éléments : le protagoniste dont on s’apprête à narrer l’histoire est un vaurien, un homme du peuple caractérisé par sa malice et son intelligence qui vont seules l’aider à se hisser dans les couches élévées de la société (puisqu’on lui donne, à l’issue de l’histoire, du « Don », signe de respect). Deuxièmement : c’est un second tome. « Diantre !, se dit-on à ce moment là, j’aurais dû lire le sous-titre plus tôt ! J’ai acheté un second tome dans avoir lu le premier ! » qu’on se rassure, l’escroquerie a déjà commencé, puisque cette bande dessinée est un one shot (un ouvrage seul, une histoire qui n’attend pas de suite). Pas besoin de retourner chez son libraire. Mais avec le soulagement naît un autre sentiment : celui de la méfiance. En effet, le dispositif narratif n’est même pas encore en place, puisque l’histoire n’a pas encore commencé, et on commence déjà à vouloir nous la faire à l’envers ! L’objet livre lui-même se fait le complice d’un narrateur facétieux !

Dans quelle mesure les Indes Fourbes reprend-il les codes du roman picaresque pour mettre un place un dispositif graphique de mystification du lecteur ?

 

Et ça va être comme ça pendant les 160 planches de l’oeuvre. Plus je relis cette bande dessinée, plus je me rends compte à chaque lecture que nous sommes baladés à toutes les échelles du livre. Narrative. Graphique. Matérielle. Quel coup de force ! Mais revenons au début et reprenons la première page. Si on mène son enquête, on découvre rapidement que le brave Francisco Gomez de Queredo a existé et a effectivement rédigé un roman picaresque, presque inconnu aujourd’hui, dont le héros est Don Pablos de Ségovie.

 

Celui-ci raconte les mésaventures d’un personnage espagnol qui achève son récit en nous disant qu’il est ensuite allé chercher fortune aux Indes, mais qu’il lui est arrivé là-bas des mésaventures pires encore. Ayroles propose donc d’imaginer la suite fictive d’un roman du XVIIe siècle sur un support dessiné. C’est original, et ça plaît au lecteur lettré qui réalise ainsi, qu’alors qu’il pensait purement se divertir par la lecture d’une BD, qu’il fait aussi quelque part de l’histoire littéraire ! Le titre de l’oeuvre reprend ainsi les derniers mots du roman originel : les Indes, au XVIIe, c’est les Amériques. Le titre lui-même est donc ambigu : les Indes sont fourbes puisque ce ne sont pas vraiment les Indes, mais les Amériques. Le titre lui-même est donc fourbe puisqu’il peut lancer le lecteur sur une mauvaise piste. Mais le titre met aussi en garde le lecteur contre la fourberie qu’il pourrait trouver en partant aux Indes avec son protagoniste. « Soyez prudent, les apparences peuvent mentir… » semble-t-il nous avertir. Bon. Lançons-nous quand-même et regardons les premières planches.

 

La toute première planche est une claire référence aux Ménines de Velázquez : on y retrouve les mêmes personnages, les mêmes grandes robes à paniers.

 

Les différentes cases, toutes centrées autour du chien, dissonent avec les cartouches produisant un effet « voix off » qui semblent s’adresser à quelqu’un (« je vous épargnerai le récit… »). Le narrateur de cette histoire serait donc… un chien ? Cette première planche, loin de donner toutes les réponses, pose un cadre (l’Espagne, au début du XVIIe siècle) mais aussi tout un cas de questions auxquelles l’histoire donnera une réponse, mais bien plus loin dans l’oeuvre. La page suivante est une page de titre : « Chapitre I. Où Pablos fait à l’alguazil le récit de sa vie. » On découvre alors le début, conté sur le mode mélodramatique des romans du XVIIe, des aventures de Pablos, jeté d’une caravelle pour avoir triché aux cartes puis capturé par des indigènes : « la vie des gueux est une gueuse. On croit avoir prise sur elle mais c’est elle qui, toujours, garde la main. » Il est alors immédiatement interrompu par un autre personnage (l’alguazil, qui est en fait en train de mener un interrogatoire dans un autre cadre temporel) le conjurant d’en venir au fait.

 

Le titre du chapitre était donc trompeur dans la mesure où l’alguazil n’a aucune envie d’écouter Pablos raconter sa vie. Il souhaite simplement savoir comment celui-ci s’est retrouvé en possession de ce qui est vraisemblablement une idole en or, alors qu’il est mendiant. Et plus on avance dans l’histoire, plus notre méfiance augmente, car les dissonances entre les cartouches (c’est à dire ce que Pablos est en train de dire à l’alguazil) et les dessins qui les illustrent augmentent.

 

Alors qu’il semble lui dépeindre une enfance paisible et idyllique, on découvre dans les dessins une famille de criminels qui vole, ensorcelle et prostitue. Méfions-nous donc des paroles de Pablos, semblent nous faire comprendre ce début… Et en même temps, ces quelques poches contribuent à ce que ce narrateur plein d’éloquence nous mette dans sa poche : on le voit promener l’alguazil avec ses belles histoires mais nous offrir, à nous lecteurs, la face de la vérité, puisqu’il nous semble avoir accès par les dessins à ce que se remémore directement en lui-même Pablos. On se dit qu’on est face à un narrateur qui trompe les autres personnages et fait de nous ses complices, puisque nous, nous sommes dans le secret. Tout ceci met donc en confiance. Au fil des pages, on découvre en Pablos le picaro typique, un jeune homme avide de richesse et d’ascension sociale qui cherche à s’élever par tous les moyens possible, fussent-ils malhonnêtes, et qui va, de mauvais choix en mauvais choix, enchaîner les mauvaises rencontres. Et comme dans tous les romans picaresques, notre héros n’a pas véritablement mauvais fond, il va aussi se servir des dessins comme de trompe-l’oeil qui dénoncent par le choc qu’ils créent chez le lecteur.

 

Voyez par exemple ces cases où il découvre les indigènes : il plaque sur eux des représentations européennes monstrueuses des natifs d’Amérique pour ensuite agrandir le cadre et offrir une seconde lecture des représentations qui dénonce la violence inouïe exercée par les Européens lors de la conquête des Amériques : ainsi, tel indigène d’abord représenté sans tête est ensuite dépeint en train d’être décapité par un colon. On découvre ainsi l’humanité cachée chez cette canaille que l’on se prend à aimer. Notre narrateur part ensuite pour le Pérou, où l’on comprend par les dessins qu’il s’établit en prostituant une jeune femme dont il a gagné le coeur : coup dur pour notre estime de lui, le voilà qui retombe dans le vice et le lecteur qui réalise qu’il n’aurait pas dû vite applaudir sa rédemption. Coup dur pour notre confiance en lui, aussi, puisque nous réalisons que nous avons cru en sa capacité à voir le bien et à le faire, à n’avoir mal agi qu’à cause de l’indigence. Pas du tout : il a mal agi parce que c’est plus facile, et il continuera à le faire. Et c’est comme ça pendant toute l’oeuvre. Il perd ensuite les gains que lui rapportent le proxénétisme et est réduit à la mendicité ; il est recueilli par un prêtre que la première case nous présente avec le visage avenant et plein de miséricorde, seulement pour le voir, sur la page suivante, détruire avec haine les cairns érigés par les péruviens pour se retrouver, devant l’indifférence complète de Pablos à ce sujet. Ce prêtre, qu’on nous avait présenté comme une figure christique de rachat miséricordieux, n’est en fait qu’un odieux personnage plus violent encore que les Européens tueurs d’indigènes, et Pablos s’en fout. Nouvelles mésaventures, nouveaux revirements de situation, Pablos se retrouve à servir Don Diego, un noble présenté comme un parangon de courage, le héros idéal d’un roman de chevalerie, une sorte de version parfaite de Pablos : en effet, les deux hommes partagent leur chevelure noire et leurs yeux bleus, mais Diego a les traits plus fins, l’apparence plus soignée, la barbe parfaitement taillée, il est plus riche et plus courageux.

 

L’histoire se centre ensuite sur Diego, devant lequel Pablos, relégué au second plan de son propre récit, se pâme d’admiration. Le courageux aventurier mène ainsi tout droit notre héros à l’El Eldorado après plusieurs pages de péripéties. Leur arrivée sur place est extrêmement dramatisée graphiquement avec une double page entière, sans aucun texte, consacrée à leur arrivée dans la Cité d’Or. Mais aussitôt arrivés là-bas, les Espagnols se font attaquer par des Colombiens qui les massacrent, Diego compris. Pablos n’en réchappe que par miracle et promet de rapporter son récit à l’alguazil avant de jurer une repentance et une pauvreté éternelles. Fin du premier chapitre, nous avons raccroché le récit enchâssé au récit cadre, et tout pourrait s’arrêter ici : l’histoire a connu un début et une fin, elle est terminée.

Et bien, non ! Le chapitre II commence : « Chapitre II. Où l’on apprend ce que l’alguazil dit au corregidor et ce que celui-ci dit à d’autres ». Nous sommes à la page 81 d’un livre qui en contient 160 : que c’est satisfaisant, deux parties parfaitement égales en volumes ! Trop, peut-être ? En effet, la deuxième partie va venir déconstruire tous les acquis de la première. L’alguazil, séduit par le récit de Pablos, désirant à son tour trouver l’El Dorado, part sur les traces de celui-ci. On le voit reprendre les mêmes chemins, s’arrêter aux mêmes auberges… Jusqu’à ce que dans l’une d’elles, il ouvre un livre négligemment rangé narrant les mémoires d’un conquistador malchanceux. Il réalise alors -et nous avec lui- en lisant ces mots, que ce furent exactement ceux de Pablos lui racontant son épopée ! Le picaro est donc bien venu s’arrêter dans cette auberge, mais il semble aussi qu’il se soit arrêté là, et qu’il se soit bien moqué et de l’alguazil, et de nous ! Les pages suivantes, nous revoyons ainsi tous les personnages du premier récit sous un tout autre jour ; sous leur vrai jour.

 
 

On commence à comprendre que non seulement le récit qu’il a fait, mais aussi les dessins utilisés pour l’illustrer étaient mensongers, et que nous avons eu tort de partir du principe que si nous ne pouvions pas croire en ses mots, nous pouvions croire en l’illustrateur qui leur a donné vie. À ce moment là de ma lecture, je retourne plusieurs pages en arrière pour revoir l’El Dorado qui m’a tant émerveillée, et m’aperçois avec dépit que je me suis si facilement faite avoir : bien sûr qu’il ne pouvait pas s’agir d’une projection de l’esprit d’un véritable témoin de la Cité d’Or ; cette version-ci est peuplée de colonnes grecques, qui portent une version en ruine et en or de l’Acropole d’Athènes et les personnages sont accueillis par les statues d’Athéna et de Poséïdon.

 

J’ai tellement voulu y croire que j’ai choisi de ne rien voir, puisque tout était sous mes yeux depuis le début. Lorsque l’alguazil réalise la supercherie, il entre dans une colère noire et fait aussitôt demi-tour pour retrouver Pablos et le confronter ; mais quand il arrive, bien sûr, le picaro s’est échappé, en volant au passage tout ce qui se trouvait de valeur dans la forteresse. C’est alors que commence le 3e chapitre et dernier chapitre de l’oeuvre. Dès le début de celui-ci, nous retrouvons Pablos écrivant ses mémoires, vraisemblablement des années plus tard. Par son récit, il nous demande de lui faire confiance une dernière fois pour entendre la vérité : comment il nous a dupé, quelles machines ont permis au décor de prendre place de façon si parfaite que nous n’y avons vu que du feu. Je pourrais vous détailler ici les combines de Pablos ; je pourrais aussi vous parler de la chute vertigineuse de l’ouvrage. Mais vous pourriez aussi aller la lire par vous-même ; prendre plaisir à vous faire piéger encore et encore jusqu’à la zone dangereuse où j’ai arrêté pour vous mon travail de déminage. Les Indes Fourbes est une oeuvre magnifique, dont les dessins se contemplent encore et encore et dont le génie du scénario ne cesse d’étourdir malgré le nombre des lectures. C’est une bande dessinée qui a fait le pari audacieux de faire exploser le quatrième mur et qui l’a réussi de la plus magistrale des façons. Vous voulez le fin mot de l’histoire ? Rendez-vous un service : allez le lire vous-même !

 

Pour conclure, Les Indes Fourbes reprend tous les codes des romans picaresques en se les appropriant : on retrouve dans un récit aux airs d’autobiographie le type du héros roublard prêt à tout pour échapper à la misère, qui ment comme il respire, aux autres personnages aussi bien qu’au lecteur. La visée du récit vise à faire par la satire un portrait réaliste et peu flatteur de l’humanité. Quel mal y a-t-il finalement à avoir été dupé ? Ce récit, malgré la supercherie, ne nous aura rien faire perdre. Il nous aura offert, en chemin, un très beau conte, et on ne peut pas tant lui en vouloir à lui qu’à nous-même ; nous y avons cru parce que nous voulions y croire. Tout nous avait averti, pourtant, de faire attention ; on nous avait prévenu qu’on nous tromperait. Mais comme lorsqu’un magicien nous demande de bien le regarder avant de détourner notre attention et de faire opérer la magie, nous aurions été bien déçus si, grâce aux nombreuses mises en gardes, Pablos n’avait pas réussi à nous faire marcher…

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