Cet article est le premier d’une série de textes sur le lecteur, et plus particulièrement sur le choix du lecteur, sur son élection par le livre. Malo souhaite envisager le lecteur comme un rôle engendré par le rapport de force entre l’individu qui lit et le livre. La relation entre le lecteur et le livre serait avant tout un endroit conflictuel où celui-ci forme celui-là, avec ou contre son gré.
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De la littérature. Lorsque j’ai vu cela dans cet essai au programme de l’Agrégation de Lettres, j’ai immédiatement soufflé du nez : « Oh non ! Madame de Staël… l’enfer », ai-je prononcé. Je me rappelais alors les conférences d’Henri Guillemin qui, citant l’aristocrate émigrée, montrait à quel point cette dernière détestait le « peuple », la « multitude », comme elle dit. Parce que j’ai planifié mes lectures de manière à ne pas lire que les bons livres en premier et que les mauvais en dernier, Madame de Staël est arrivée assez vite sur le dessus de la pile. Rapidement m’ont agacé les essentialisations, les jugements à l’emporte-pièce, le grand cas qu’elle fait de « la morale », du « sérieux », etc. Mais il faut tout de même reconnaître à Mme de Staël un sens critique tout à fait neuf, un refus de « l’imitation » au profit de « l’originalité » : on ne recopie plus les Anciens, on fait du neuf avec ce qu’on a en soi-même. C’est le manifeste du Romantisme, et pour cette donnée historique, il est assurément respectable. Ce qui m’a intéressé n’était donc pas les propos théoriques sur ce qu’il faut faire pour bien écrire, les développements historiques, ni même la méthode protocomparatiste assez neuve pour l’époque, mais une idée qui jalonne l’ensemble du texte, et qui, entre en résonance avec mon univers : les happy-few.
Lorsque l’on critique, lorsque l’on étudie, lorsque l’on parle d’art, et plus encore de littérature, et plus encore d’une certaine littérature – dite « blanche » – on se confronte à son idéal démocrate, on se rend compte que l’on parle surtout à quelques personnes, à ce que Shakespeare appelle les « happy-few », un très petit nombre de gens capables de comprendre ce que l’on dit, qui s’intéressent à ce que l’on raconte, qui partage le goût pour la littérature. Force est de constater que ce goût est très socialement réparti. Madame de Staël ne partage pas mes dilemmes démocrates, mais elle assume une position esthétique aristocratique : le bon goût est la chose du monde la moins bien partagée. Pour atteindre la « perfection », le régime aristocratique est le meilleur régime. « La démocratie inspire une émulation vive et presque universelle ; mais l’aristocratie excite davantage à perfectionner ce qu’on entreprend » (I, 5) affirme Mme de Staël. Aussi désagréable que me soit cette phrase en bouche, elle résonne quelque part, elle résonne d’autant plus quand j’entends Staël gourmander les Allemands de la sorte : « Comment la littérature peut-elle se former, dans un pays où l’on publie près de trois mille volumes par an ? Il est trop aisé d’écrire l’allemand assez bien pour être imprimé ; trop d’obscurités sont permises, trop de licences tolérées, trop d’idées communes accueillies, trop de mots réunis ensemble ou nouvellement créés » (I, 17). Je reconnais certains de mes agacements : pourquoi publier autant de livres chaque année ? Même le plus rapide des lecteurs ne peut pas lire tout ce qui paraît en littérature. Pourquoi généraliser le publish or perish déjà si néfaste dans le milieu universitaire ? Cette accélération de la production éditoriale a une conséquence sur le lectorat : elle le fragmente, elle le décompose en multiples communautés d’intérêts. Il y a la communauté des lecteurs de fantasy, la communauté des lectrices de romances, celle des lecteurs d’usuels de jardinage, et celle des lectrices de livres d’art. Si l’on envisage une édition plus censurée, plus restreinte, il y a fort à parier que le lectorat se souderait autour des quelques livres qui paraîtraient. Rassurons-nous, je ne prêche pas pour le retour de « la permission du Grand Sceau », mais il faut prendre acte de la conséquence de cette pluralité de lectorats, et comme Madame de Staël, la plupart des auteurs et autrices constituent le leur, créent le lectorat qu’ils souhaitent. Consciemment ou non ils discriminent, écartent les uns, accueillent les autres. Et la question à laquelle ils répondent n’est pas tant de savoir quel lectorat ils créent, mais de quels lecteurs et lectrices ils ne veulent pas.
Si je m’en tiens à ce que produit Madame de Staël dans son essai, il est manifeste qu’elle souhaite attirer un lectorat de gens « biens », de « quelques hommes éclairés », « les hommes de goût ». En somme elle veut les meilleurs lecteurs, et souhaite écarter les pires, le gros nombre, ceux qu’elle appelle « la multitude », « le grand nombre », « la masse des hommes », « les esprits grossiers ». Cette dichotomie entre les bons et les méchants, toute naïve soit elle nous révèle une axiologie portée par le discours théorique de Madame de Staël. Et dans ce discours axiologique, il y a un discours anthropologique et politique, ce dernier étant fondé sur une division entre les Grands et les Petits. À aucun moment l’autrice ne donnera une grille pour nous permettre de déterminer qui fait partie des bons et qui fait partie des méchants. Cela n’est pas utile, car on le sait : les riches qui ont eu les moyens de s’acheter une éducation sont supérieurs aux pauvres restés dans l’ignorance. On comprend ainsi comment la pensée théorique de Madame de Staël s’articule à une pensée politique.
Ce qui est vrai pour Madame de Staël l’est pour beaucoup d’autrices et d’auteurs – je n’ose pas dire tous, de peur de généraliser abusivement, mais le cœur y est. La création littéraire se structure autour d’une pensée politique, il n’y a pas de littérature sans politique, non seulement parce qu’un texte transmet des idées, mais également et surtout parce qu’à partir du moment où il découvre la réponse à la question « Quel lectorat ne voudrais-je pas ? », un auteur comprend comment sa pensée s’organise.
Mais, il nous faut convenir que le choix du lectorat n’est pas à proprement parler d’un choix, au sens où un auteur n’empêche pas un lecteur de toucher son livre ou de l’acheter. Le choix est bien plus renard. Il se situe au cœur de l’écriture, dans la syntaxe, dans le choix des mots – pour parler comme Jakobson : sur l’axe syntactico-paradigmatique. Il se prélasse dans une phrase : « La parfaite vertu est le beau idéal du monde intellectuel. » (Discours préliminaire à De la littérature). Combien de connaissances il faut pour comprendre chacun des mots de cette phrase ! Combien il faut de maîtrise de la syntaxe pour entendre cette combinaison du déterminant et de l’adjectif : « le beau » ! Combien il faut de cours de philosophie pour saisir l’intérêt de l’adjectif « idéal », la définition de « vertu » ! En somme, combien il faut avoir lu avant de pouvoir lire ! Il suffit d’une seule phrase pour exclure, pour discriminer au sein du lectorat. La phrase agit comme une fessée : « tu as cru que tu étais autorisé dans ce livre, c’était une erreur », dit la phrase. Mais la discrimination n’est pas qu’exclusive, elle aussi inclusive. Elle est un welcome à celui qui comprend, qui parce qu’il a compris se sent valorisé d’avoir compris : « je fais partie de ceux qui comprennent » dit le lecteur élu, à quoi le livre répond : « tu es donc un bon lecteur ». Un chantage s’opère : si tu veux que je te considère comme un bon lecteur, accepte ce que je dis, car sinon quel lecteur serais-tu ? »
Que l’on me comprenne, je ne souhaite pas mettre au jour des procédés rhétoriques, mais montrer comment un livre peut créer son lecteur. Il le crée, premièrement par discrimination, deuxièmement par chantage. C’est ainsi que Madame de Staël sélectionne son lectorat, et lui interdit presque la critique. À l’inverse de la littérature scientifique qui appelle la controverse, l’écriture essayiste de Mme de Staël jette sur elle un gant de suspicion.
Les questions affleurent donc : peut-on tout de même lire un livre qui ne nous a pas choisis comme lecteurs ? La définition de lecteur est-elle vraiment pertinente ? Un auteur est-il conscient de cette discrimination du lectorat ? Celle-ci politise forcément le propos ? Autant de questions qu’il nous faut, qu’il me faut garder en tête pour continuer plus tard, pour d’autres articles…