Image : Les Jeunes Caractères
Clément Vigreux
01 décembre 2024
Publié au printemps 2023, Reprise est le premier livre de poésie de Caroline Andriot-Saillant. Il organise des textes longs, à la croisée du vers et de la prose, en neuf séquences. L’ouvrage s’apparente à une rhapsodie, du grec ancien rháptō (« coudre ») et ōidé (« chant »), en ce qu’il est une « couture de chants » – les poèmes entremêlent les citations, les paroles de chanson, les sons d’oiseaux –, mais avant tout parce qu’il est un « chant qui coud », qui tisse et retisse des liens entre les êtres.
L’entretien a lieu chez Caroline Andriot-Saillant, dans sa maison de Rouen, un lieu qui abrite une vie à l’image de ses textes, riche d’une même polyphonie, entre les rires et les discussions.
Les Jeunes Caractères - Reprise est paru aux éditions Atelier de l’agneau il y a plus d’un an : quel regard portes-tu sur ce livre aujourd’hui ? Quelle relation entretiens-tu avec lui ? Est-elle la même qu’au moment de sa parution ?
Caroline Andriot-Saillant - Ce livre, aujourd’hui, je le sais, c’est un objet qui s’est déjà transformé, parce que j’ai choisi de le faire entendre en lecture à voix haute et de faire entendre l’univers sonore du livre : non pas seulement ce que moi j’entendais, c’est-à-dire l’état oral du texte dans mon esprit – dans mon oreille interne, d’une certaine manière – mais la culture sonore du livre. J’ai choisi de ne pas faire une simple lecture : il était évident qu’il devait y avoir plusieurs voix mais surtout que Peggy Courchay devait être là… Peggy qui est ma professeure de chant et qui n’a pas fait de moi la musicienne que je ne suis pas mais qui a, disons, aiguisé ma conscience de ce qu’est la voix, le son – la chanson, aussi – et le corps, l’ancrage corporel de la voix, et qui m’a donné l’énergie créatrice dont j’avais besoin. Les sons de ce livre, je voulais qu’elle soit là avec moi pour les faire entendre, que tout ça s’entremêle. On a aussi travaillé avec Thibaut [Von Lennep], avec qui j’ai chanté. Donc, l’objet qu’il constituait en tant que livre quand il a paru est devenu un autre objet du fait de ce travail, séance après séance. Maintenant, le rapport que j’ai à ce livre est un rapport – comment dire ? – indirect. Je perçois le livre à travers le prisme de cette autre forme qu’a été le récital. Bien sûr, on n’a pas tout lu, on a choisi certains passages… J’avais l’idée de ce que je voulais faire sonner dans le livre. Pour le coup, c’était un peu moi le chef d’orchestre dans cette affaire-là. Le rapport que j’ai aussi à ce livre, c’est ce que m’en ont dit ceux qui ont entendu le récital et ceux qui ont lu le livre et qui m’en ont parlé. C’est l’expérience des autres qui me met aussi en rapport avec ce livre, maintenant.
Maintenant, ça commence à dater puisque ce livre a vécu sa petite vie avec bonheur, mais évidemment, on n’en parle plus et je n’en fais plus grand-chose non plus. Je suis contente qu’il existe mais bon… Quand il est sorti, c’était une autre affaire, parce que là, c’était un livre. Pour moi, c’était un événement dans ma vie… un livre de création… d’une vieille débutante quand même… d’une « grande débutante », comme on dit… Malgré tout, un livre, c’est un objet relié, dont les pages sont reliées, qui est agencé, ce n’est pas comme une série de textes. C’était vraiment, je ne dirais pas du tout un aboutissement, mais l’avènement d’un objet que j’avais pu faire apparaître. C’était une expérience très heureuse parce que l’allure de l’objet, grâce à l’éditrice, correspondait exactement à l’esthétique que je voulais mettre en œuvre. Ça peut paraître présomptueux de dire ça, mais le fait est que je suis contente de l’allure du livre. Aujourd’hui, je ferais complètement autre chose. Je voulais quelque chose de très moderne dans la structure graphique de la couverture. On a vraiment travaillé sur l’écho des couleurs, l’espacement des caractères du titre… Enfin, elle a été formidable, Françoise Favretto [l’éditrice], vraiment très à l’écoute, et elle a compris que c’était la poursuite du travail d’écriture, qu’il fallait que ce soit construit, que ce n’était pas du tout le glacis du livre. L’écoute de l’éditrice m’a permis de me donner la joie de pouvoir présenter le livre tel que je l’avais désiré. Tout cela est un peu narcissique, je suis désolée, mais c’est le bonheur de pouvoir présenter un objet dont on n’a pas à rougir, qu’on puisse assumer, et ce n’est pas toujours le cas. J’ai des collègues poètes qui m’ont dit : « Bah là, la couverture, je ne l’ai pas choisie. » Eh oui, je comprends leur désarroi. À la sortie du livre, j’étais contente de ça et après, il y a le fait qu’on s’expose un petit peu mais en même temps, franchement, j’étais juste heureuse. Je n’avais pas une réputation d’écrivaine à défendre, donc je ne risquais pas grand-chose si ça ne plaisait pas.
Ce livre a été l’occasion de rencontrer quelques lecteurs que je ne connaissais pas et c’est miraculeux de se dire que ce qu’on a pu produire peut plaire à quelqu’un, toucher quelqu’un. Pour moi, c’est de l’ordre de la coïncidence absolument merveilleuse, c’est tout à fait étonnant, parce que ce sont des textes qui sont liés à des impulsions physiques… comment ces impulsions physiques vont rencontrer le corps intime d’une autre personne… c’est un pari qu’on a toutes les chances de perdre… Je savais que ce ne serait pas un livre qui allait avoir beaucoup de lecteurs mais le fait qu’il y en ait un, deux, trois peut-être, c’est tout à fait extraordinaire.
Les Jeunes Caractères - À t’entendre, on a l’impression que tu n’envisages pas l’écriture comme une fin en soi. Tu as parlé des lectures musicales que tu as proposées et de la couverture du livre comme de possibles prolongements de ce que tu as écrit, et même, à te lire, on a le sentiment d’un débordement, comme si le livre cherchait à contenir quelque chose qui fuit ou qui est beaucoup plus grand que lui. Peux-tu revenir là-dessus ? Est-ce que pour toi le geste d’écrire consiste à faire signe vers autre chose ? On peut penser aux différentes « références », dans le livre, à des tableaux, des œuvres d’art, d’autres textes. Est-ce qu’il y a quelque chose pour toi de cet ordre-là ? Le poème n’est-il finalement qu’un médium ?
Caroline Andriot-Saillant - Il y a une forme d’arrêt quand même. Le geste d’écrire arrête. Mais s’il faut arrêter, c’est que ce que l’on arrête est en mouvement. Le fait d’écrire arrête, en effet, mais comme on s’arrête au feu rouge avant de repartir. C’est-à-dire qu’il y a un afflux de perceptions, d’expériences, de faits qui nous traversent, qui nous arrivent – les choses nous arrivent, au fond – mais si on peut les arrêter par l’écriture, c’est tout de même qu’il y a un moment donné où les choses convergent et forment un nœud, et ce nœud, c’est le tissu du texte. L’écriture forme donc ce nœud signifiant (ce n’est pas que, simplement, on va les mettre les unes à côté des autres en les reliant par des points, des virgules et quelques assonances : c’est signifiant). Ce qui m’arrive, les perceptions, les expériences, par exemple, face à des tableaux, des chansons, etc. l’idée n’est pas de renvoyer à ces objets, ce n’est pas un rebond. Si le texte n’est pas une fin en soi, c’est parce qu’il s’adresse aux autres : il n’adresse pas les autres au tableau, il s’adresse aux autres comme proposition – comme proposition d’une présentation possible de l’expérience à un moment donné. Et j’espère que cette proposition peut éveiller le sentiment que c’est une forme d’expérience possible. Un lecteur, une lectrice d’un des textes (ou un auditeur, une auditrice), auquel j’adresse le poème, est soumis à cette forme-là : il n’a pas le choix, en fait. D’une certaine manière, le sentiment de son expérience à ce moment-là prend la forme contraignante du poème. C’est possible pour lui si cette forme-là est reconnue, par lui, comme une forme juste, une forme d’expérience réelle, c’est-à-dire une forme d’expérience qu’on peut vivre en tant qu’être humain. Ce ne sont pas des formes d’expérience extraordinaires parce que, ce que j’écris, j’ai l’impression que c’est du collectif, même à l’intérieur de l’intime. Donc, oui, il y a une forme de reconduction, ce n’est pas une fin en soi. D’ailleurs, il faut que je sois honnête, j’écris pour être publiée, pour qu’il y ait cette reconduction. Moi, quand je lis un livre, c’est pour ouvrir mon expérience d’être humain à d’autres formes de pensée, mais qui forcément seront miennes. Je ne crois pas en la singularité absolue… ou alors, c’est raté et on n’est pas concernés. Donc, il n’y a pas de clôture, c’est vrai, pas de clôture du texte. D’ailleurs, je ne crois pas que la fin de mes textes prenne la forme de clausules… pas tellement, me semble-t-il… parfois de questions, de suspens, ou d’échos au début. Ça pourrait continuer. Il n’y a pas de clôture mais une proposition de forme qui signifie : « Si ça se trouve, c’est ça ». Voilà. « Si ça se trouve, c’est ça qu’on a vécu à ce moment-là (par exemple, sous le Covid). » « Si ça se trouve, cette parole là nous dit que c’était ça. » Le violoniste Luc-Marie Aguera, quand je l’entends jouer du violon, j’ai toujours le sentiment qu’il nous pose une question, et pas qu’il nous fait l’offrande d’une œuvre. J’ai toujours le sentiment qu’il nous dit : « Est-ce que ça ne pourrait pas être ça la musique ? ». C’est très étrange, c’est une posture. Moi, j’aimerais atteindre à ça. C’est pour ça que je lui laisse le dernier mot, les « deux f » du violoniste, à la fin. « Est-ce que ce ne serait pas ça la langue de ce qu’on vit ? ». C’est très présomptueux aussi, mais oui, il y a toujours une question, une reconduction… une transitivité plus qu’une référentialité.
Les Jeunes Caractères - Tu as parlé d’arrêt, de reconduction et, quand bien même ce ne serait pas un synonyme, on pourrait attendre de toi que tu convoques un mot : reprise (qui est le titre du livre). J’ai pu parler, peut-être à tort, de quelque chose de débordant dans le livre et qui se retrouve également dans le titre à lui seul. En effet, reprise est un mot très polysémique, qu’on retrouve autant dans l’univers de la musique que dans celui de la couture. Comment ce titre t’est-il venu ? Qu’est-ce qui en a motivé le choix, sachant que le livre recouvre des textes écrits sur une large période de temps ?
Caroline Andriot-Saillant - Je ne me souviens pas exactement du moment où je me suis dit : « Ce sera le titre ». Le premier sens, pour moi, est celui du participe passé au féminin, c’est-à-dire que j’ai été reprise par l’écriture. Ça, c’est biographique. Ça veut dire « moi reprise par l’écriture », ou plutôt, « ma parole reprise par la poésie ». Mais je suis assez contente qu’on ne puisse pas arrêter la polysémie du mot, parce que c’est formidable que ce mot puisse vouloir dire autant de choses. C’est un mot très courant, très simple. Si j’avais eu plus d’ambition, j’aurais peut-être choisi un titre plus élaboré, mais en fait, ce titre disait tellement de choses qui correspondaient au livre que je me suis dit… Bon, ce n’est pas le titre le plus poétique du monde, hein, mais il est – comment dire – assez suggestif. J’aime bien l’idée que ce ne soit pas un livre qui se présente comme une création pure. Je trouve que la reprise en chanson est un acte intéressant. Dans le poème affluent des bribes d’autres discours, de chansons... Il fallait le reconnaître. J’aime bien cette polyphonie dans les livres que je lis. Comme dans cette maison, on entend d’autres conversations, il y a un robot de cuisine, et en fait, moi, je vis comme ça. On a toujours d’autres paroles en soi. Il y a aussi le sens de la couture qui est très intéressant. C’est un livre qui essaie de réparer un peu. Dans ce livre, on fait ce qu’on peut. Ça, c’est très important. On fait ce qu’on peut, c’est-à-dire que les bords déchirés, on peut essayer de les rapprocher, de les recoudre ensemble. Je suis une piètre couturière : je ne fais que des reprises et ne couds que des boutons qui généralement ne tiennent pas. Je sais repriser un petit bout de tissu déchiré et je le fais assez grossièrement. On voit le fil, les points. Généralement, je n’ai pas la bonne couleur de fil parce que je ne dois avoir que trois bobines de fil dans ma boîte à coudre. Mais il faut le faire, il faut essayer. C’est une question de responsabilité et de soin. On ne peut pas laisser l’autre porter un vêtement déchiré. Les autres déchirent leurs vêtements, je les recouds. C’est une chose que je peux faire : je peux essayer de recoudre les vêtements des autres, des personnes avec qui je vis. Et ça, il faut le faire même si on le fait mal, parce qu’on s’aperçoit qu’il y a des moyens de faire du bord à bord. Et même si le fil n’est pas de la bonne couleur, on peut faire en sorte que ça tienne. D’ailleurs, le livre commence comme ça : « si ça tient… ». Que ça tienne ensemble, parce que si ça ne tient pas, la déchirure devient une énorme blessure. Quand j’arrive, elle est là, la blessure. Si le livre se présente comme une reprise, c’est qu’avant il y avait une déchirure. On était dans un état, et j’étais dans un état, mais ce n’est pas psychologique… C’est qu’au fond il n’y avait que l’écriture à ce moment-là (peut-être que demain, je ne sais pas, je ferai du vélo !). C’est l’écriture qui, à ce moment-là, permettait peut-être de faire ce patchwork, pour qu’on soit un peu protégé, recouvert de cette couverture en patchwork. Dans une couverture en patchwork, les coutures se voient, on voit que c’est un assemblage. Il n’empêche qu’on peut s’envelopper dedans. Il faut que ça reste souple, il faut qu’on puisse tirer un peu dessus. Ce n’est que du bricolage et à un moment, ça va craquer à nouveau : il ne faut pas se faire d’illusions. Les divisions, les tiraillements, le fait qu’on ne soit pas ensemble sont la vérité violente de notre être-au-monde.
Les Jeunes Caractères - Tu as parlé de rassembler les bords, de mettre en relation, et j’ai eu l’impression à la lecture du livre qu’il y avait quelque chose, souvent, de l’ordre de la conciliation. Je pense au titre d’une des séquences du livre, « Forges-fugues », où on peut percevoir une tension entre la constitution d’une forme et de la tentation d’une échappée, si ce n’est le désir de l’informe. As-tu, à ton tour, dans l’écriture, le sentiment d’une conciliation entre ces deux réalités : la forme et l’informe ?
Caroline Andriot-Saillant - Ce n’est pas manichéen ou antinomique, c’est-à-dire que la fugue a ses vertus comme la forge a ses dangers. Il ne s’agirait pas de lutter contre la fugue par la forge. Dans cette séquence-là, il y a bien une tension entre les deux mais pas une antithèse de valeur… Je ne cherche pas à les concilier… J’explore leur tension et j’explore les possibilités d’assemblage que chacun de ces gestes, de ces mouvements-là offre en regard l’un de l’autre. Je ne crois pas qu’il y ait de dépassement dialectique possible. La forge est nécessaire pour qu’on puisse tenir debout, d’une certaine manière, sans s’éparpiller. C’est une modalité possible de l’écriture et donc aussi, de notre manière d’être au monde. Et la fugue est une autre modalité possible. C’est intéressant de s’autoriser un peu les deux, l’un après l’autre. C’est amusant aussi : il faut le dire. Je ne pourrais pas vivre dans une forge, je serais asphyxiée. Il y a des blocs dans la première « forge », il y a un tissage très serré. C’est très contraignant. Il faut que le métal prenne forme. Je ne pourrais pas non plus être en fugue continuellement parce que « partout prend l’eau » (c’est ce que j’écris). Pour retrouver le centre, pour retrouver l’équilibre, dans ce mouvement continuel, dans cette fluidité-là, il y a un moment où on ne tient plus, où on n’arrive plus à avoir une assise. Donc c’est un peu l’un après l’autre. Pour pouvoir expérimenter les deux. Les deux sont nécessaires, je crois, ensemble.
Les Jeunes Caractères - Je te vois feuilleter le livre et on le constate à la lecture, la plupart des poèmes que tu proposes sont relativement longs, à la différence d’autres poètes contemporains, par exemple, qui privilégient des formes brèves. Qu’est-ce qui explique ce choix du poème long, si toi aussi, tu perçois ces textes comme des poèmes longs ?
Caroline Andriot-Saillant - Oui, ce sont des poèmes longs. Je pense que la lecture de Dominique Fourcade m’a permis de comprendre qu’on pouvait écrire un livre-poème, par exemple, Xbo, qui n’est pas paginé, et qu’on n’était pas obligé d’écrire un poème par page, qu’un poème pouvait trouver son système de résonances dans une certaine continuité métamorphique et qui se mettait en acte au bout d’un certain nombre de pages. On pouvait avoir confiance en la mémoire du lecteur et se dire que si l’écriture était suffisamment précise – c’est la difficulté – le poème devenait poème, c’est-à-dire une fabrique cohérente, une usine structurée par une chaîne où tout se tient du début à la fin. Bon, il faut un processus d’une certaine ampleur. L’aspect et la longueur des poèmes, en revanche, sont assez trompeurs parce que c’est grain de sable par grain de sable que j’écris. Je vais poser les trois premiers mots et le lendemain, les trois suivants. Je n’ai pas du tout l’intention d’écrire un poème long. En tout cas, je ne suis pas quelqu’un qui a des facilités ou des qualités d’abondance : d’ailleurs, le livre est court, il a été écrit sur plusieurs années. Il faut qu’il y ait une sédimentation des moments de l’expérience. S’il arrive qu’il n’y a rien qui poétiquement prend forme pendant quinze jours, le poème a trois mots et il attend deux semaines plus tard que les trois autres mots viennent. Donc, le poème est long, certes, mais pas du tout parce que j’aurais un débit incroyable. En fait, ça prend du temps et aussi parce que je ne suis pas disponible pour écrire, donc tant pis. Concernant la longueur des textes, c’est Dominique Combe qui m’avait fait prendre conscience de cette différence entre le poème long et le poème court, je ne sais plus, dans un colloque, peut-être à propos de Bonnefoy. Il avait évoqué cette tradition du poème long, ça m’avait frappée. Cette tradition du poème long, qui était plutôt du côté de la geste, peut-être de l’épopée. Du mouvement et de l’immobilité de Douve [premier livre d’Yves Bonnefoy], ce sont des poèmes courts mais il y a aussi, chez Bonnefoy, des poèmes longs. Et ça m’avait frappée, je me suis dit que ce n’est pas le même type d’adresse, que peut-être le collectif était du côté du poème long. Ce n’est pas une épopée mais j’ai quand même le sentiment que c’est ouvert au collectif. En tout cas, c’est cette ouverture-là que je vise. L’épopée a une valeur de refondation du vivre ensemble. Le poème long est peut-être du côté de ce récit collectif, sans que ce soit narratif, mais il y a des expériences qui s’enchaînent les unes aux autres, des figures qui arrivent et qui parlent, et puis les textes sont datés dans tous les sens du terme. Le poème, ou en tout cas, cette forme qui prend du temps – ça me prend du temps de les écrire pas à pas, jour après jour –, qui prend du temps dans son développement, c’est aussi parce qu’on a besoin qu’on nous représente, en tout cas, j’ai besoin qu’on me représente un état dans lequel on s’est trouvé pendant un certain temps, voilà, et ça ne peut pas tenir en trois vers, ce n’est pas possible, parce que ça, c’est l’instant pour moi : c’est merveilleux, c’est une illumination… j’adore les Illuminations de Rimbaud… c’est un matin, un flash, une ornière, une flaque…. Ce n’est pas la même chose…
Les Jeunes Caractères - Je t’entends mentionner d’autres poètes (Fourcade, Bonnefoy, Rimbaud) et à lire le livre, on sent que se dessine une figure de lectrice. Je me demandais : dans le livre et hors du livre, quelle lectrice es-tu ? qu’est-ce qui fait que d’autres textes se retrouvent dans Reprise ?
Caroline Andriot-Saillant - Je suis une lectrice épouvantable. Je le dis sans coquetterie. Je suis une lectrice parcimonieuse, je lis peu. Souvent, je lis seulement des débuts de livre. Vraiment, j’ai honte. Mais c’est quand même la lecture de poésie, ou de certaines chansons, quand elles sont bien écrites, qui me donne envie d’écrire de la poésie. Ou quelquefois des proses… Je pense à Kafka, je ne sais pas pourquoi… Quand il y a un choc esthétique, une certaine formulation, on en veut encore, on y retourne. Mais la plupart du temps, ça n’a pas cette intensité-là, donc le livre me tombe des mains, et ça, c’est terrible. En dehors des lectures imposées par mon métier, pour mon plaisir, je ne lis que de la poésie contemporaine (parfois, je reviens à de la poésie plus ancienne, ou du théâtre) et en général, je trouve ça mauvais. Je suis désolé, c’est injuste. Souvent, pourquoi ? Pour des raisons de rythme. Ça ne tient pas pour moi sur le plan rythmique. J’ai honte de parler ainsi mais si ce n’est pas pensé comme rythme, ce n’est pas possible pour moi. Et deuxièmement, si je comprends ce que je lis, ce n’est pas possible non plus. Donc ça exclut une grande partie de la production poétique contemporaine, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de valeur, bien sûr, mais elle ne m’apporte rien. C’est comme si je lisais pour trouver la poésie à écrire et la plupart du temps, on ne trouve pas la poésie à écrire mais la poésie écrite, donc ça ne marche pas. Ça, c’est un problème dans ma vie de lectrice. Sauf quelquefois. Par exemple, j’étais tombé sur un livre de Simon Johannin : ça m’a vraiment étonnée. Sinon, [Christian] Prigent. Je n’aime pas tout. Disons que je ne suis pas toujours convaincu du projet mais c’est tellement élaboré, tellement conscient sur le plan rythmique, tellement savant, tellement intelligent : il est très fort, même si pour moi il n’y a pas toujours assez de fugue, la forme est souvent donnée, ce qui me gêne un peu. On sent qu’il travaille des formes. Il n’empêche que c’est très fort… dans la mise en œuvre de la langue… là, je m’incline. Il y a un niveau d’exigence qui est tout à fait éblouissant. Le lyrisme de [Dominique] Fourcade, aussi. La conscience du son (qui est une manière d’être lyrique, aussi) et le fait d’assumer un propos personnel me touchent plus directement. Là, je viens de découvrir Jean d’Amérique, un livre qu’il a écrit en Normandie d’ailleurs, qui s’appelle Quelque pays parmi mes plaintes, c’est assez éblouissant, très tenu, hyper métaphorique… alors, la métaphore, ce n’est pas forcément… mais là, il y a quelque chose d’incandescent, c’est travaillé, c’est un rappeur et ça, on le sent tout de suite que c’est aussi du rap : il y a cette pulsation, alors que ce sont de courtes proses. Mon rêve, ça aurait été de faire du rap, je crois. À la fois trop vieille, pas qualifiée. Si ça ne ressemble pas à ça, c’est compliqué. Mais ça, le rap, je peux le trouver chez des poètes plus anciens : chez Marot, etc. Chez Roubaud, ça rappe bien aussi.
Les Jeunes Caractères - En évoquant Christian Prigent, tu as parlé de forme, et en évoquant Dominique Fourcade, tu as parlé de lyrisme : ce sont deux réalités qu’on a pu, par le passé, opposer. Jusqu’à présent, nous avons parlé de forme à propos de Reprise mais il me semble que c’est aussi un texte ému, si on envisage le mot émotion dans son sens étymologique, à savoir, « sortie hors de soi ». En effet, plusieurs de tes textes sont tournés vers l’autre, qu’il soit humain (un jeune Érythréen dans « Jeune et noir ») ou non (par exemple, un poème est adressé à un merle). Quelle place occupe pour toi l’émotion dans ton écriture ? Qualifierais-tu tes textes de lyriques ?
Caroline Andriot-Saillant - Oui, l’émotion, c’est du mouvement. Il y a un moment où la langue se met en mouvement, mue par un état d’effervescence, peut-être d’ordre psychique, qui est lié à cette circulation entre le dedans et le dehors, c’est sûr. Ce qu’on a reçu, éprouvé, ce dans quoi on a dû vivre, ça a enflammé les tissus intérieurs. Il y a une accumulation, en fait : la batterie est trop rechargée. Il y a un moment où une manière (c’est quand même par la main) de vivre avec, de vivre ensemble, il est bon de le faire passer par la main. S’il y a lyrisme, c’est un lyrisme qui est lié à cette intensification des rapports entre l’extérieur et l’intérieur d’une conscience : il se trouve que c’est la mienne mais ce n’est pas moi, tu vois, c’est l’intérieur d’une conscience un peu avivée (je ne dirais pas à vif, je ne suis pas du tout écorchée vive), que la vie aurait un peu électrisée. C’est donc un lyrisme de cette circulation, de ce circuit. Entre ce qu’on a éprouvé et ce qu’on peut rééprouver, reconnaître, repenser… parce qu’il faut repenser ce qu’on vit, il faut le revivre dans la représentation, pour que ce soit vivable… sinon, on se le prend en pleine face. C’est cette intensité-là… je ne peux pas parler d’urgence, parce qu’il ne faut pas exagérer, je peux passer six mois sans écrire. Il n’empêche qu’il y a eu le Covid. Sur la couverture de Reprise, les personnes portent des étuis de violon et ils sont en transfert entre un pays en guerre, pris par les talibans, et la France, où il vont essayer de retrouver un foyer. Mais ils doivent penser à ce qui est derrière eux aussi. C’est toujours un passage : comment fait-on passer la musique ? Car ce qu’on doit faire passer, c’est la musique. En tout cas, on ne part pas sans la musique. Donc oui, il y a une forme de lyrisme, au sens traditionnel de voix qui fait du son, un son qui n’est pas juste du bruit, ou si c’est du bruit, il va entrer en résonance de manière orchestrée si possible. C’est que l’on vit dans le son mais il y a un moyen que ça prenne forme. Il y a ce lyrisme du rythme. J’espère en tout cas. Les trois mots dont je parlais tout à l’heure, en fait, ils sont dans ma tête et je vais les écrire s’ils résistent sur le plan rythmique. C’est d’abord un petit gueuloir intérieur. Mais ce n’est pas de la musique, ce n’est pas exactement la même chose. Le lyrisme tend néanmoins vers ce cadencement, cette prosodie, vers des formes de refrain, de retour, d’échos. Je n’oppose pas du tout la forme et le lyrisme. En fait, dès qu’il y a mise en mouvement de la langue, dès que je commence à écrire un texte, je n’ai aucune idée de la forme qu’il va prendre. C’est très important ça. C’est la nature de l’expérience envisagée qui donne la forme au texte, petits morceaux par petits morceaux. Je ne me dis pas d’avance : « ça va être “Forge” », « ça va être “Fugue” », etc. C’est cette émotion dans la langue qui crée un mouvement d’une certaine forme. Il existe des mouvements de formes très différentes. Quand Armand Duplantis se met en mouvement, c’est une certaine forme : il y a d’abord la trajectoire de sa course, dont la vitesse est inégalée par ses concurrents, il y a donc la forme de son corps qui court, et ensuite le saut. Ce sont deux formes de mouvement et la langue est capable de ça, c’est formidable qu’elle puisse prendre des formes aussi diverses. Donc, pour moi, le lyrisme, c’est aussi des possibilités de forme en mouvement : je ne les oppose pas.
Les Jeunes Caractères - Je voulais revenir sur un autre antagonisme, aujourd’hui jugé obsolète, entre deux autres réalités qu’on a pu historiquement opposer et à laquelle ton livre propose une alternative lorsqu’il fait dialoguer un chêne avec un tableau de Poussin ou lorsqu’il superpose une libellule et une nature morte de Brueghel : c’est l’antagonisme entre nature et culture. Comment vis-tu ces deux réalités au quotidien ? Comment es-tu amenée à dépasser leur confrontation ? Est-ce quelque chose qui se produit dans l’écriture ?
Caroline Andriot-Saillant - C’est vrai, il y a un continuum. C’est aussi, je pense, l’enseignement de Dominique Fourcade, cette idée que le poétique se trouve partout où on peut le percevoir. Les œuvres d’art peuvent tout à fait susciter une émotion poétique, les artefacts aussi, même si ce ne sont pas des poèmes. J’ai compris qu’au fond, l’état poétique de disponibilité qui est si difficile à pratiquer au quotidien – enfin, pour moi – est un état perceptif. Je suis vraiment une citadine, je vis en ville : je n’ai pas besoin de m’isoler dans la « nature ». Une fois par an, on va marcher dans la montagne et c’est vraiment une expérience extraordinaire, mais j’ai quand même l’impression, dans mon paysage à moi, mon environnement, que ce qu’on appelle la nature, ce n’est pas une entité séparée et que, sous la pierre, il peut y avoir une vie. Hier, ma fille et moi avons sauvé une libellule qui était coincée dans notre véranda. Il y a des couleurs de ciel et surtout, il y a des chants d’oiseaux, en ville il y a beaucoup de chants d’oiseaux, beaucoup. Bon, j’ai aussi la chance de vivre dans un quartier où il y a des arbres. Donc, tous les jours, j’entends les oiseaux et ça, c’est très important, en effet, et je regrette de ne pas être assez curieuse ou informée, parce que je comprendrais mieux ce qu’ils font. Pas pourquoi car j’ai compris qu’ils ne chantent pas pour attirer la femelle mais qu’ils chantent pour chanter. On peut donc écouter, on peut sentir, on peut éprouver notre corps mis à l’épreuve sensorielle de cet afflux-là. Ce qu’on appelle la nature mais en fait, c’est toute la matière du monde, qui est métamorphique, parce que les cailloux changent de forme, la matière s’use, elle devient de la poussière et la poussière se dépose sur les toiles d’araignée. Toute la matière du monde, du fait que ce monde est habité, soumis à des forces physiques, toute cette matière-là est productrice de formes, de formes sonores. Parce que ce merle essayait son chant, il m’a arrêtée : j’ai essayé d’être discrète pour le laisser continuer et clairement, il essayait, il recommençait, c’était un peu mieux, un peu moins bien pour lui – moi, je trouvais ça formidable évidemment – et il faisait des tentatives, et il essayait des formes : « Et si ça partait dans cette direction ? », « Et si ça durait un peu plus longtemps ? ». Toute la matière, soit par désir des êtres vivants, soit par le jeu de frottement des objets inertes entre eux, est productrice de formes. Et un meuble ! Quand un designer conçoit un meuble et qu’ensuite ce meuble est déformé parce qu’on s’est assis dessus, il y a la trace d’un corps, c’est formidable, la trace d’un corps dans un fauteuil, c’est fou de combinaisons la trace d’un corps, et ce que ça dit du repos… Donc, ce n’est pas naturel d’un côté et artefact de l’autre. C’est qu’en fait, dans notre expérience du monde, on se cogne contre des formes qui nous sont données, qui sont extérieures à nous, qu’on n’a pas choisies. Il y a celles qui nous traversent. Sans compter celles qu’on ne voit pas parce qu’elles sont à l’intérieur de nous ! Il y a aussi celles qui, selon une certaine hiérarchie peut-être, atteignent à une sorte de génie de la révélation et qui sont quand même certaines d’œuvres d’art, pour moi. Je suis complètement anthropocentrique là. Je trouve que certaines œuvres d’art constituent une forme de dépassement mais sans que ce que soit mystique, c’est objectivable ça : on peut l’expliquer, le décrire. Il y a un produit de l’intelligence humaine mais c’est parce que je connais pas les animaux et il y a assurément un produit de l’intelligence animale. Mais oui, il y a un continuum. Ce n’est pas nature/culture. On est dans ce plan continu, un plan en deux dimensions, on est pris dans le tissu. Et c’est vrai qu’il y a un travail de perception à faire, qui est difficile, qui fait qu’on va d’abord apercevoir la singularité. Là, par exemple, il y a la fenêtre et là, le sommet d’un pin, et si je regarde vraiment ce pin, il y a une possibilité de livre, ne serait-ce qu’avec les trois branches du sommet du pin, c’est sûr, il y a des directions, des embranchements, une manière de se disposer dans l’espace, etc. Il faut se dire que, peutêtre, on n’est pas assez attentifs et ça, c’est vraiment un regret. Je ne suis pas assez attentive, c’est sûr. Donc, ce n’est pas nature/culture, c’est autre chose. Je crois que je suis peut-être un peu matérialiste aussi.
Les Jeunes Caractères - Plusieurs éléments dont tu as parlé m’amènent à la prochaine question. À l’arrière du livre, il y a une courte biographie, disons, et la première phrase à ton sujet est la suivante : « Caroline Andriot-Saillant habite Rouen ». Un lecteur averti remarquera également les références à la ville normande au fil de sa lecture de Reprise. Dans quelle mesure cette ville que tu habites a-t-elle informé ton écriture ?
Caroline Andriot-Saillant - Je ne vais pas prétendre que c’est un livre qui s’enrichit d’une connaissance du monde, tu vois ? Il y a un espace, il y a des lieux, qui sont assez délimités. Alors, il y a un ou deux voyages mais… Ces lieux sont identifiables. C’est vrai, c’est une phrase (« Caroline Andriot-Saillant habite Rouen »), on m’a dit « faut pas écrire ça, c’est anecdotique », mais en fait, pas du tout. J’ai tenu à la maintenir, cette phrase. C’est vraiment important pour moi. J’avoue que je ne sais pas vraiment pourquoi. Peut-être par reconnaissance envers cette ville où j’ai pu écrire. C’est une ville qui offre des possibilités de découverte artistique relativement limitées, mais j’ai beaucoup de gratitude envers cette ville qui est une ville d’adoption. Parce qu’ici se trouvent tout de même des œuvres d’art d’exception, il faut quand même le dire : il y a la cathédrale, et la cathédrale, c’est un bouleversement de tous les jours, et il y a le Caravage au musée, et il y a le Poussin au musée, L’Orage. C’est vrai que ça peut suffire à une existence. Vivre dans un endroit où il y a une œuvre d’art majeure, ça peut suffire à une existence. Plutôt que rien. Ou alors, il faudrait un talent extraordinaire, que je n’ai pas, de perception ! Et moi, j’ai besoin qu’on me fasse la leçon, c’est-à-dire que j’ai besoin de retourner voir le tableau du Caravage et qu’il me dise : « Tu vois, c’est ça l’humanité, alors ne crois pas, ma petite, que tu es arrivée quelque part et que tu peux te contenter d’un regard sur les êtres humains qui ne soit pas assez exigeant ou que tu n’aies rien à leur demander, ni à toi-même, ni aux autres. » Rouen, c’est aussi ce lieu du monde et ce lieu de l’humanité où se trouvent des œuvres exemplaires. Et donc, c’est vivable pour moi grâce à ça. C’est peu mais ça suffit, même si je vais voir autre chose. Et par ailleurs, c’est aussi les rencontres que j’ai faites et qui sont dans le livre, les paroles échangées, les lectures, la souffrance, le bonheur, c’est là que ça se passe. C’est important, c’est notre situation d’être humain : on vit quelque part. Je ne fais pas semblant d’être une citoyenne du monde, ce n’est pas vrai. Je vis quelque part. Bah oui, les cailloux, les libellules, le merle, ils habitent ici. Le poème forme un lieu aussi. « Et si on essayait de vivre ici ? » Il se trouve que c’est Rouen et c’est comme ça. Je suis assez contente que ce soit Rouen : peut-être que j’irai vivre ailleurs, je n’en sais rien, mais ce n’est pas si mal.
Les Jeunes Caractères - Une dernière question, qui porte sur quelque chose qui est très présent dans ton livre et que tu as déjà beaucoup évoqué au fil de l’entretien : c’est la place du corps. D’où vient cette attention prêtée au corps ? cette place prédominante dans le livre, qu’est-ce qui, selon toi, l’explique ? Une section est même consacrée aux « corps des êtres humains » et elle clôt le livre.
Caroline Andriot-Saillant - En fait, c’est un livre de ma vie de femme pas jeune : les premiers textes datent de 2017, j’avais donc quarante-cinq ans. Le début de ces textes-là vient après certaines épreuves du corps : j’ai de la chance, je suis en bonne santé, mais il y a eu une maladie grave, etc. C’est donc un livre où le corps allait avoir la parole parce qu’il s’était suffisamment manifesté dans sa vulnérabilité. En fait, le corps n’est jamais aussi présent que quand il nous emmerde. Pour qu’il puisse exister dans une forme convenable, aussi, ce corpslà, quand il fout le camp. « Bah, puisqu’il veut avoir la parole, il va parler, d’accord ! il va être présent dans ses formes propres, y compris le souffle, le rythme, mais il y a des règles en poésie, on ne parle pas n’importe comment, on ne parle pas tout seul, on parle avec les autres, avec tout ce qui existe autour de soi, etc. » C’est aussi une manière de le recoudre ce corps, de le recoudre à ce qui n’est pas lui pour qu’il n’ait pas une présence déchirante justement, brute. C’était une manière de le faire entrer dans un monde, au sens, je dirais, grec du terme, c’est-à-dire une forme d’harmonie. Ça, c’est lié à l’âge que j’ai, je crois. La voix, c’est aussi une manière d’entrer en relation très intime avec son corps, parce que la voix, c’est du corps, donc ça aussi, c’est un travail. Ce sont des choses où je me dis « on est quand même un peu tous là ». Ça fait partie de ce continuum dont on parlait. Et j’aime bien le corps des autres : je me suis mise à observer, à être touchée, dans tous les sens du terme, par le corps des autres êtres humains. Il y a quelque chose de très humain dans le corps des êtres humains. On est à poil, on est nus, comme dirait Philippe Katherine dernièrement. Ce n’est pas anodin qu’on ait cette peau qui nous protège de pas grand-chose, qu’on maigrisse, qu’on grossisse, qu’on se casse les os, qu’on puisse donner forme artistique à son corps. Ça, ça m’intéresse vraiment. Qu’on puisse donner naissance par son corps, parce que je suis la mère de trois filles, j’ai aussi cette expérience-là. Et j’ai voulu un peu rendre hommage à ça, à ces propriétés humaines du corps humain. C’est vers ça que mon regard se tend, finalement. J’aimais me dire que les parties du corps correspondaient entre elles, quel rapport ça pouvait créer, etc. Et puis, parce que pendant le Covid, le corps était au centre de tout, alors que c’était un corps empêché, donc là, il y a une expérience existentielle pour tout le monde qui a replacé le corps, le souffle, au centre, le regard, le déplacement. C’est aussi lié à notre époque, durant laquelle les corps de toute l’humanité ont été empêchés et exposés à la mort. C’est tout de même bouleversant. On ne pouvait plus se toucher, on n’avait plus le droit de se rapprocher, de serrer les mains. On ne serre plus les mains. Ça, je le regrette beaucoup, j’adorais serrer les mains : c’est un geste extraordinaire, quelqu’un qu’on ne connaît pas, on met sa main dans la sienne. Qu’est-ce qu’on a perdu. C’est profondément bouleversant de ne plus pouvoir toucher les mains des autres, pour notre vie ensemble : je ne comprends pas comment on ne revient pas à ça. Le corps, c’est donc l’intime, le collectif, et la forme aussi : le corps est un réservoir de formes fabuleux. Et puis, je suis une vraie voyeuriste, il faut que je le dise, c’est un de mes grands plaisirs de l’existence, c’est de regarder les gens, j’adore ça. Je m’assois à une terrasse de café et je regarde les gens : je les trouve beaux, laids, pas possibles dans leur manque d’élégance, admirables dans leur élégance. Je dévore les beaux visages. Ça, c’est mon vice personnel. Je suis vraiment fascinée par l’allure des autres.
Merci de cet intéressant décryptage ! Sur ce, je vais "reprendre" une activité normale.
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Merci à vous !