Il peut sembler un peu vain, voire un peu vaniteux, de consacrer un numéro au lecteur. N’est-il en effet pas nombriliste de se regarder soi plutôt que les livres qui nous sont offerts ? Après tout ce que la critique a pu en dire, après l’entrée fracassante du « sujet-lecteur » dans la recherche didactique et la construction des programmes disciplinaires de français du secondaire, reste-t-il encore des choses à dire sur lui ? Cela vaut-il réellement la peine de s’intéresser à cette figure, pâle et anonyme, qui ne fait que réceptionner tous les efforts et tout le génie de l’écrivain qui, lui, s’est donné la peine, qui lui restera dans l’histoire ? Assurément oui. Assurément, les Jeunes Caractères pensent que le lecteur n’a pas tout lu, mais qu’il n’a aussi pas tout dit, et qu’il nous faut aujourd’hui encore l’écouter, le regarder, l’étudier. Parce qu’il n’existe pas de lecture objective de la littérature, et qu’en lisant, on ne se lit jamais que soi-même, il nous semble pertinent de nous regarder d’un peu plus près pour tenter de savoir ce que nous cherchons dans les livres que nous lisons. « Γνῶθι σεαυτόν », nous a laissé Socrate ; « connais-toi toi-même ». La première des démarches philosophiques, c’est l’introspection, et la plus honnête des initiatives à prendre lorsque l’on se lance dans la recherche, dans l’étude, c’est avant tout de savoir ce qu’on y mettra de nous-mêmes, pour le faire avec lucidité ou avec parcimonie. Ainsi, s’intéresser au lecteur, c’est se regarder en face.

Nous pensons aussi que la littérature tout entière ne fait que nous exhorter à nous pencher sur nous-mêmes. « Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans le livre il n’eut pas vu en soi-même. » Ces quelques mots, nous les devons à Marcel Proust, lecteur insatiable et écrivain acharné. Pour lui, toute lecture est en fait une dissection du soi, où nous nous rendons enfin lisibles et accessibles à nous-mêmes. Toute lecture est-elle une quête de soi ? À l’heure où les ouvrages de développement personnel et l’étalement du soi sur les réseaux sociaux sont rois, où thérapies et journaling sont plus populaires que jamais, que reste-t-il à l’introspection intime et silencieuse du sujet et quelle place la littérature peut-elle y occuper ? Vous l’aurez compris, dans ce numéro, plus que jamais auparavant, nous avons le souhait de prendre à pleines mains le miroir que nous tend la littérature, et d’affronter plein d’aplomb le reflet qu’elle nous renverra.

Enfin, nous sommes convaincus qu’être lecteur de littérature et lecteur de soi c’est aussi se faire lecteur du monde, et qu’il faut partir de soi, cet infiniment petit, pour parvenir à l’infiniment grand. Partir du lecteur c’est aussi partir, avec une certaine humilité, de la seule chose à peu près réellement accessible pour nous, c’est échapper au vertige d’un monde infini qu’il serait folie de vouloir appréhender dans son ensemble. C’est pour toutes ces raisons que nous vous proposons d’entreprendre avec nous ce voyage de quelques semaines de publication autour du lecteur. Il y aura autant de périples qu’il y a de lecteurs dans notre rédaction : commencez ce voyage tout en poésie avec Clément et Caroline Andriot-Saillant, poétesse et lectrice patentée, puis continuez-le en dessins avec Sarah et sa proposition de lecture de bande dessinée. Poursuivez en vous retournant sur vous-mêmes avec Malo et sa réflexion sur le corps du lecteur puis achevez votre trajet avec Illona et ses portraits de lecteurs esquissés au fil des pages. Lecteurs, nous vous souhaitons une bonne lecture.

      Sarah Mariez pour les Jeunes Caractères