Image : Illona Dagorn
Malo de Bizien
25 Mai 2023
Les jeunes ne lisent plus. Seuls 60% des jeunes considèrent la lecture comme un plaisir. Les écrans sont une concurrence déloyale, etc. Les âmes en peine sont nombreuses à s’apitoyer sur le sort réservé à la lecture par les « jeunes » (grosso modo tous ces excentriques que les « adultes » ne prennent pas au sérieux et que les sondagologistes nomment les « 18-25 ans », les journalistes les « 14-20 ans » ou les « 16-25 ans » en fonction du sujet). Les jeunes ne liraient plus – sous-entendu : auparavant les jeunes lisaient comme des fous – et puis… et puis c’est tout… et puis c’est triste… Voilà …
D’abord. Qu’un jeune lise ou non, on s’en moque !
Un peu de sérieux ! Les jeunes ne lisent plus. Soit, prenons la sacro-sainte étude du CNL, le Centre National du Livre : 81% des jeunes de 7-25 ans lisent dans le cadre de leurs loisirs et 16% détestent lire (étude de 2022). Mais avant de pleurer sur ces 19% qui ne lisent pas dans le cadre de leurs loisirs et de ces 16% qui n’aiment pas lire, regardons deux choses : le mot « lire » et la raison de cette étude. Je n’ai pas encore vu passer de chiffres alarmants sur le nombre de personnes qui ne mettent pas le couteau à droite et la fourchette à gauche, c’est sûrement que je suis le seul à m’en préoccuper, alors pourquoi les cultivés s’intéressent-ils tant au nombre de lecteurs ? Vous savez, je sais, nous savons, alors faisons durer le suspense. Le CNL est un établissement public rattaché au ministère de la Culture dont la mission est de subventionner massivement les « acteurs de la chaîne du livre » et de « favoriser le développement de la lecture ». Le livre est cependant un bien commercial vendu en librairie, donc favoriser le développement de la lecture revient à favoriser la vente de livres. Conséquence de la conséquence : 19% de jeunes qui ne lisent pas dans le cadre de leurs loisirs, ce n’est pas un drame, ce n’est pas une perte pour la France, ce sont des acheteurs en moins. Imaginer le nombre de jeunes qui ne font pas de peinture dans le cadre de leurs loisirs ! Heureusement pour nous, il n’y a pas de CNP, je n’ai de toute manière pas la place pour un chevalet !
Trouvons un nom à ces âmes en peine : Natacha. Sur ce fait tout bonnement commercial, Natacha plaque un discours, première étape avant le n’importe quoi. Les jeunes ne lisent plus parce qu’ils ont des écrans. On pourrait analyser stylistiquement la phrase, mais on n’a pas le temps ! Conclusion de l’analyse : lire est une meilleure activité que regarder des écrans. Natacha acquiesce tandis que nous ne comprenons rien : c’est quoi « la lecture » ? C’est quoi « les écrans » ? Dictionnaire de l’Académie (édition la plus récente, 764 av. J.-C.) : « Lecture. Action de déchiffrer un texte, d’en identifier les caractères et les mots pour en comprendre le sens. » Alors techniquement quand je lis les panneaux de signalisation, je lis, quand je prends mon téléphone pour lire une recette afin de cuire du riz à sushi, je lis et quand je lis les articles de Natacha, je lis. Donc, est objet de lecture tout ce qui implique que je déchiffre des caractères lettrés. À l’inverse, il y aurait « les écrans », engeances diaboliques regroupant smartphones, télés, tablettes, montres connectées, homes cinémas, cinémas, etc. Or, on peut lire sur un écran, la liseuse de mon ami le prouve, la tablette sur laquelle mon père lit des articles de bricolage également ! Natacha désapprouve : la lecture ce n’est pas la lecture d’un manuel de cuisine, et puis évidemment je ne parle pas de regarder le dernier Tarkovski quand je parle des écrans. On entre dans le n’importe quoi. Derrière les abstractions de Natacha, il y a tout un discours axiologique : « la lecture », c’est la lecture de livres considérés comme bons, et « les écrans », c’est le fait de regarder des choses considérées comme mauvaises. En clair, Natacha nous dit que le Bien est mieux que le Mal, mais ne précise jamais ce qu’elle entend par Bien et par Mal, pour la simple et bonne raison qu’elle n’a pas besoin de le dire, parce que nous avons tous très bien compris de quoi elle parle. Natacha en fera même un article dans lequel elle dira que décidément les jeunes ne lisent plus que de la m****, entendre : romans de science-fiction, romans de fantasy, romances, B.D., mangas, etc. Natacha ne parle donc que de la bonne littérature, celle de Gallimard.
Mais il y a un autre type, Jean-Baptiste, beaucoup plus optimiste, beaucoup plus commercial. Pour lui l’enjeu est de sauver les non-lecteurs d’eux-mêmes, et pour ça tout est bon à prendre : sponsoriser le Salon du livre avec TikTok, prévoir un espace Radio France dans ledit Salon... Jean-Baptiste veut amener aux étals des librairies 100% des gens. Qu’on aille à la librairie comme on va la boulangerie ! Il brandit la publicité sur les réseaux sociaux comme l’avenir du livre, et il a raison. Il compte utiliser les TikTokeuses pour faire sa réclame : on leur envoie des livres, gratos, et elles en parlent ! C’est magique ! Comme tous les éditeurs, Jean-Baptiste est un croyant : il croit au miracle du Best-Seller, et si pour faire marcher les tétraplégiques, il faut arroser de livres des enfants de 14 ans, Jean-Baptiste le fera. Sa foi n’a aucune limite. Mais j’en dis déjà trop ! Car si Jean-Baptiste est honnête, en boutiquier qu’il est, il n’en reste pas moins un bourgeois majoritairement urbain et adosse à son utopie commerciale un discours plein de bonnes intentions : les jeunes ne lisent plus, alors on les appelle avec des B.D., des mangas, des romances, etc. Encore une fois ce sous-entendu : lire, c’est bien. Mais cette fois on ne s’embarrasse même plus d’une comparaison. C’est la foi de Jean-Baptiste : lire c’est bien. Point. Il ne le dit pas, mais il le pense : Lire, c’est Le Bien. On a trop d’argent à gagner pour faire les chichiteux, point d’axiologie générique : une romance à vingt euros vaut bien plus que Les Fleurs du Mal à trois. Ainsi va Jean-Baptiste.
Que vaut donc ce fétiche qu’ils appellent « lecture », cette chose si merveilleuse qu’ils l’appellent de leurs vœux pour tous les jeunes de la Terre ? Quelques euros au fond d’un tiroir-caisse. Le livre est un bien, un produit, un morceau de carton et de papiers collés, un peu d’encre et c’est tout. Natacha éructe de colère : La Littérature, c’est le monde, c’est la vie, c’est l’univers entier contenu dans quelques mots de Proust, un livre contre mon royaume ! Plutôt sauver des livres de la barbarie nazie que des Juifs ! Plutôt tabasser des mamies à coup de matraque que de voir un feu de livres ! Natacha est pleine de verbes. Elle défend sa place : elle défendra les livres jusqu’à la mort en se réjouissant secrètement d’être une littéraire, happy few de gens préférant Racine à Corneille. Elle peut alors étaler sa morgue lettrée sans prendre le temps de réfléchir, elle peut abondamment cracher l’idéologie, masque de la fin de son monde, en des mots compliqués qui ne sont jamais qu’à la mode : alacrité.
Mais alors que disent-elles, ces Natacha, des objets qui, semble-t-il, les font vivre ? Rien, ou si peu. Les livres sont si importants qu’on n’en parle jamais. Les livres sont composés de mots, de phrases, mais on ne les regarde jamais. Au mieux, on les arbore, étendards sans saveur. La lecture c’est bien, disait-elle, et de lecture il n’est jamais question que pour affirmer que la lecture c’est bien. C’est bien comme ça. La lecture, dans la bouche de Natacha, c’est le mot de la conservation. Pas de surprise alors de la voir parler de Proust, de La Princesse de Clèves (toujours en moquant Sarkozy, ce parvenu) et autres « classiques », nomination justifiant à elle seule toutes les subventions du Propagandaministerium. Le livre ne vaut jamais pour ce qui est écrit dedans, il vaut pour ce qu’il dit du lecteur qui le lit. Natacha voit la chose ainsi. Ce n’est pas pour rien qu’elle balaie toute la production littéraire populaire actuelle, parce que justement c’est lu. Si tous les jeunes de 6 mois-18 ans et demi lisaient Proust, elle lirait Nerval et critiquerait Proust, s’ils lisaient Nerval, elle lirait Harry Potter et critiquerait Nerval, s’ils lisaient Harry Potter elle lirait Proust… L’important n’est pas le contenu du livre, ses phrases, mais le discours qu’elle plaque dessus, le fétiche qu’elle en fait.
De ces jeunes qui ne lisent pas, je suis allé bien loin, parce qu’au fond, de ces jeunes qui ne lisent pas, on s’en fiche. L’important n’est pas dans la valeur lecture, l’important réside dans la relation livre-lecteur que je ne suis pas seul à appeler lecture. La lecture n’est pas une valeur, c’est une activité, une relation entre un texte imprimé et un cerveau lisant. Alors quoi ? On les laisse à l’abandon ces 19% qui ne lisent pas pour leur plaisir ? Oui. Premièrement parce qu’on ne peut pas les contrôler, deuxièmement parce qu’on ne fait qu’aggraver les choses en forçant. Combien de personnes connaissons-nous qui nous ont dit « moi, l’école, ça m’a dégouté des livres » ? Pourtant on continue, on force, on revendique le « quart d’heure de lecture quotidien et obligatoire au collège », on force, on insulte, on humilie, pourvu que tout le monde lise. Réflexe de ce que certains politiciens appellent la « pédagogie ». Ils sont contre la réforme des retraites à 75 ans, c’est que nous avons manqué de pédagogie. Ils n’approuvent pas la privatisation des chemins de fer, nous avons manqué de pédagogie. Ils ne sont pas d’accord avec le fait de sacrer le Président Empereur des Français, nous manquons de pédagogie… La pédagogie aujourd’hui, c’est l’art du forceur. Moi, je n’ai jamais tant aimé les mathématiques que depuis qu’on ne me force plus à en faire, alors je propose qu’on cesse de demander aux jeunes de 5-36 ans de lire et de lire encore.
Ensuite. Les jeunes ne sont pas des lecteurs, mais des critiques !
BookTok, voilà l’ennemi que nous ciblons dans notre texte de présentation. Et alors que nous l’écrivions, une énième polémique oubliée dans l’instant : un article sur le site web du Monde ou du Figaro dans lequel Natacha critique BookTok. Taulé ! Twitter en feu ! Des commentaires sarcastiques, des critiques acerbes : Quand les jeunes ne lisent pas c’est pas bien, mais quand ils lisent c’est pas assez ! Moi, ma fille ne lisait pas et grâce à BookTok elle lit quatre romans par semaine, etc. Au milieu de tout ça, y a nous, y a moi, et l’incapacité à trancher. Suspendons le jugement, exposons le problème.
BookTok est un mot-dièse qui permet aux utilisateurs de TikTok de se réunir et de s’envoyer des vidéos au sujet de livres. Des jeunes qui parlent de livres sur un réseau social : l’énoncé terrifie Natacha qui se sent désormais parfaitement seule, tandis que Jean-Baptiste envoie son quarante-quatrième carton de livres gratuits. Réflexe de J.-B. : c’est plutôt une bonne nouvelle pour la littérature, le monde du livre est sauf. Réflexe de Natacha : c’est une catastrophe, ils ne parlent pas de Proust, ou pas suffisamment, ou pas comme je voudrais, enfin bref c’est pas moi qui parle ! Avant de juger de la chose, décrivons-la.
Une vidéo se lance, elle dure moins de deux minutes. Il y a une musique d’ambiance qui bouge un peu (type musique pop d’ascenseur) et une jeune femme charmante qui me parle d’elle : « Je viens de terminer Livre quelconque, un livre qui parle de rupture amoureuse avec une approche originale que j’ai adorée. » Cut. Résumons : voilà un livre, il parle de X, j’ai aimé. En tant que spectateur je n’ai rien demandé, je n’ai pas cherché à savoir les goûts de cette jeune femme, et pourtant elle me les dit. Elle m’est instantanément sympathique : elle sourit, elle a l’air heureuse, et elle est bien éclairée. Je reprends la vidéo : présentation de l’autrice de Livre quelconque. Cut. Résumons : j’ai aimé + autrice. Elle lit maintenant la quatrième de couverture. Insertion d’une photo. Cut. Il reste cinquante secondes. Présentation sommaire du livre : il y a ça et il y a ça. Présentation du « but » du livre en trois secondes. Cut. « Ce que j’ai adoré c’est [un seul élément] » Cut. « Tout ça pour vous dire que si vous êtes en pleine rupture amoureuse, lisez Livre quelconque, ça va aller ! » Sourire. Fin. Cette vidéo n’est pas la seule à fonctionner sur ce modèle, mais quoique ce dernier soit omniprésent, il en existe d’autres, plus courts. Se lance par exemple une vidéo de quinze secondes, où l’on voit une main feuilleter un livre par la fin sur une musique forte, un texte intriguant affiché à l’écran : « Ce livre a changé ma vie », puis soudain la découverte du livre, sur un climax de la musique. Le dénominateur commun est double : brièveté et musique.
« Ce livre a changé ma vie », « ce livre que j’ai adoré ». De quoi cette manière de parler de la littérature est-elle le nom ? Que cela soit vrai ou faux importe assez peu. Ne compte que le discours sur la littérature que ces énoncés élaborent : la lecture est un lien bouleversant. Cette approche sympathique des textes est, je dois le dire, rafraîchissante lorsque l’on sort de l’austère analyse littéraire. La musique et la brièveté ne participent pas de ce rapport affectif, il s’agit des deux critères formels importants de la plateforme : musique pour capter le spectateur et brièveté pour permettre le scrolling et la consommation importante de contenus différents. Cette pratique me conduit à aborder le troisième maître mot de la pratique de la BookTokeuse : l’uniformité. C’est ce point que nous attaquons dans notre texte de présentation et, pour cause, il est le côté sombre de ce medium.
Un rapide calcul nous aide à comprendre : admettons qu’un jeune passe 90 minutes sur TikTok par jour, qu’un contenu TikTok dure en moyenne 60 secondes, ce qui est en réalité assez long. Ainsi en 90 minutes l’utilisateur a visionné 90 contenus. Ajoutons qu’un contenu n’est jamais visionné en entier et réduisons par conséquent le temps de durée moyenne d’un contenu à 15 secondes : l’utilisateur a regardé 360 contenus. Donnons fallacieusement une valeur égale à chaque contenu : la valeur 1. Dans ce cas il y aurait 360 fois 1 si les contenus sont tous différents, donc chaque contenu pèse en réalité assez peu. En conséquence de quoi, pour qu’un contenu fonctionne il doit imiter ceux qui fonctionnent déjà. C’est le principe de la trend, une mode, une manière de faire particulière qui à ce moment T plaît beaucoup : si l’utilisateur regarde 360 fois la même chose, alors la valeur passe de 1/360 (environ 0, 002) à 360/360 (=1). Plus le contenu est imité plus il a de chances de marquer. À cela ajoutons que si la proportion atteint 360/360, alors il est certes marquant, mais la personnalité ayant créé (imité) ce contenu est noyée dans la masse dans le même cas que si la proportion était de 1/360. C’est ce mécanisme mimétique et cette hyperconsommation de contenus qui expliquent pourquoi les trends sont renouvelées très rapidement (certaines quelques jours, certaines quelques semaines, rarement plus). La critique littéraire BookTok (qu’on appellera « critique » par facilité) est prise dans ce jeu des trends (« les livres que je sauverais si ma maison était en feu », « le livre que je prendrais dans un crash d’avion sur une île », etc.).
La critique BookTok joue sur cette ligne de crête entre hyperproximité affective avec le spectateur et le livre et nécessité mimétique. De ce délicat conflit naît une critique particulièrement anesthésiée : « J’ai adoré » est l’un des rares modes d’expression acceptés, le « j’ai moyennement apprécié » étant peu audible. On parlera sur le même mode des livres qu’on n’a pas lus : « j’ai trop trop hâte de le lire », « je surkiffe déjà ». Enfin, on choisira ses lectures en fonction de celles qu’ont aimées les autres : « j’ai évidemment entendu la propagande, je savais de quoi ça parlait, tout le monde adorait, donc je savais que j’allais adorer ». Bien que beaucoup de BookTokeuses refusent de faire l’apologie de la consommation excessive de livres, le format BookTok et ses trois traits fondamentaux la forcent. Et la chose n’est pas différente sur BookStagram, l’équivalent de BookTok sur Instagram. Le même mode de discours avec des codes propres à la plateforme : photos carrées, stories, commentaires gentils et sympathiques.
La comparaison entre la critique BookTok et la critique BookSta est intéressante pour ce qu’elle révèle de l’objet dont nous parlons véritablement quand nous parlons de livres. Que voit-on sur la vidéo de cette jeune BookTokeuse ? Trois choses : Elle-même, un livre et une bibliothèque (dont le rangement par couleurs m’horripile). On voit la même chose sur cette photo BookSta. Elle parle, elle tripote son livre quelques secondes, le montre et le repose. Il ne réapparaîtra qu’à la fin. Tout le champ visuel et la majorité du temps sont consacrés à son visage souriant qui parle de ce qu’elle a aimé. Natacha couine de joie : les jeunes sont si égocentriques, ils ne parlent que d’eux-mêmes, pour eux-mêmes, la jeunesse d’aujourd’hui, c’est n’importe quoi !... Chez la BookStagrammeuse, deux formats sont concurrents. Il y a la vidéo, les mêmes que sur TikTok, et il y a la photo carrée légendée, le format traditionnel de la plateforme. La critique prend une photo du livre dont elle parle : il y a le livre de biais, une tasse de café latte dans un coin de l’image, des scones dans un autre. Le filtre rend la photo très chaude. L’image est belle, carrément belle. Il faut appuyer sur « plus » pour lire la critique. La critique ne change pas beaucoup de celle des vidéos. Elle est plus écrite, mais l’idée reste de faire dans l’impression. Peut-être est-ce le fin mot de la critique littéraire BookTok, BookSta, etc. : l’impression.
L’impression sous toutes ses formes. L’impression laissée par un livre, par l’ensemble du produit livre : le paquet, la couverture, la couleur, la quatrième … Cette impression laissée par la matière est ce qui préside à ces vidéos unboxing ou haul, vidéos de présentation des livres que l’on vient de recevoir ou que l’on vient d’acheter, accompagnées de discours modalisant l’excès : « j’ai craqué mon slip ! », « j’ai acheté des DIZAINES de livres ! » La critique n’a alors rien lu, mais parlera de l’impression que lui laisse la matière des livres : « la couverture est trop trop belle ! » Elle cherchera l’édition la plus jolie, la plus étudiée pour plaire : les éditions avec cornières, fermoirs, en percaline, avec emboîtage… L’impression, ensuite, laissée par la lecture du livre : « ça m’a bouleversé », « c’était beau », « ça m’a fait pleurer ». L’omniprésence du pronom ça lors de ces moments de bilan impressif de la lecture est révélatrice de cette pratique : toutes les pages du livres, toutes ses phrases, ses éventuelles dichotomies, son détail, tout est regroupé derrière un ça classifiant. L’impression, enfin, au sens de la trace imprimée dans la neige par la botte du marcheur : faire une vidéo, prendre une photo et la légender d’une critique revient encore à garder trace de sa lecture, mieux, c’est la mettre en forme. C’est exactement ce que j’appelle critique : la mise en forme d’une lecture. Cette formation trouve son point nodal dans la mise en scène de la lectrice et de la lecture. C’est moi qui parle de ce que j’ai aimé, moi. De ce point de vue, la critique impressionniste des BookTokeuses rejoint des préoccupations scientifiques contemporaines dont Les Jeunes Caractères tentent de se faire l’écho. Le positivisme est en effet battu en brèche dans toutes les disciplines, des sciences de la nature aux sciences de l’homme. Il conviendrait de cesser avec l’idéal de distance du scientifique et l’on attendrait de lui une plus grande honnêteté dans l’analyse de ses propres biais. En bref on attend du scientifique qu’il nous dise d’où il parle avant de l’écouter. De ce point de vue, de nombreux penseurs tâchent de concilier l’héritage positiviste et les résultats philosophico-scientifiques actuels. On peut penser à l’Esquisse pour une auto-analyse de Pierre Bourdieu, aux ouvrages de Geoffroy de Lagasnerie, à Retour à Reims de Didier Eribon, à Histoire de ta bêtise de François Bégaudeau, etc. En ouvrant la porte de sa chambre au monde entier, en parlant à bâtons rompus à la caméra, la BookTokeuse participe de ce mouvement de dévoilement de celui qui parle. Persiste le nœud du problème : comment être honnête devant une caméra ? Derrière un ordinateur ? On est tellement tenté de refaire la prise, de réécrire la phrase, de corriger la lumière pour que notre image soit plus flatteuse, d’ajouter du maquillage pour corriger ces taches de rousseur dont je ne sais que penser. Mettre en forme sa lecture, c’est mentir, c’est tracer plus ou moins hasardeusement des traits sur une toile en espérant que le spectateur y devine l’intention. Dérivent de cette nécessité de la possibilité d’une malhonnêteté, des pratiques douteuses : parler de livres que l’on n’a pas lus mais qu’une maison d’édition nous a offerts, passer sous silence les choses qui nous ont déplues…
Je me hasarde à une conjecture. En raison du calcul entraînant mimétisme et production effrénée de contenus, BookTok montre ce qui était auparavant caché parce que quantitativement peu important : la possibilité que la critique soit une escroquerie. En synthétisant la critique à l’impression, BookTok se débarrasse du discours sur la littérature, des belles phrases imposantes qui en réalité sont creuses. BookTok n’est actuellement que l’expression la plus pure de la subjectivité incontrôlée de la critique traditionnelle. Les critiques littéraires ont simplement raffiné le mouvement, comme BookTok, BookSta et leur aïeul BookTube sont en train de le faire, en se permettant le « j’ai détesté », mais il ne reste pas moins que le geste premier est le geste impressionniste du « j’ai adoré ». La BookTokeuse continuera : « J’ai kiffé l’histoire d’amour, le côté ennemies to lovers ». Le critique papier parlera lui de « phrases acerbes et pleines de feu », mais l’idée est exactement la même. Lorsque Natacha dit : « La Recherche du temps perdu [sic] est avant tout la tentative de recoller les morceaux d’une mémoire qui s’échappe, une méditation sur le temps qui passe, la capacité du langage à compenser cet évanouissement, et puis surtout cette faculté très étonnante qu’a la mémoire d’occulter parfois tout ce que nous avons vécu et de ne le retrouver qu’à l’occasion d’un évènement, à l’occasion d’une sensation, et tout à coup ce qui nous semblait n’avoir pas bougé nous apparaît comme étant déjà abîmé par la mort », elle produit ce même geste secondaire d’explication du geste premier « j’ai adoré ». Ce faisant, elle reproduit le même geste, elle ne parle pas du texte. Dans le monde sérieux, il importe de ne pas parler de soi. Il importe par exemple de parler à la première personne du pluriel, le nous de politesse : nous pensons que vous avez tort. Le je est réservé à ces excentriques journalistes du Figaro, licence de la presse bourgeoise. Les jeunes femmes de seize ans, par leur production critique, dévoilent les ficelles de l’opéra et créent une parole interprétée comme dévalorisante : vous avez un bac +5 en Discipline Trèstrès Sérieuse, et pourtant nous faisons la même chose que vous. C’en est trop pour Natacha.
Enfin.
La critique impressionniste reflète évidemment un mode de lecture qui a ses lettres de noblesse et qui procure un immense plaisir. Le petit collégien que j’étais se rappelle encore les livres de sept cents pages achetés par sa maman, lus dans la nuit, fou de se coucher à deux heures du matin alors que tout le monde dormait et rêvant déjà de la suite. Ce que ne savait pas encore le petit Malo, c’était que tout le monde autour de lui avait lu Eragon, Les Chevaliers d’Émeraude, Les Chroniques des temps oubliés, etc. En bref, cette lecture par trend est le prolongement de la lecture par coup de cœur (coup de cœur de telle chroniqueuse dans telle émission, coup de cœur Fnac…). Ainsi la lecture devient le partage d’une culture commune : tu l’as lu ? Moi aussi ! C’est une belle façon de lire et peut-être est-ce une façon rêvée pour de nombreux littéraires. Je pense à ce jeune lettré qui n’a jamais rencontré un seul lecteur de Georges Bataille… Cependant cette solitude permet aussi la formation singulière d’un esprit singulier, qu’il s’agit peut-être aussi de cultiver, en cherchant par soi-même ce que les autres n’ont pas lu afin d’avoir le plaisir de leur en parler et peut-être de questionner cette phrase-là, cette phrase qui nous déchaîne et nous étrange.
Parler de la phrase est justement l’absent de toutes les critiques impressionnistes. On aime le livre, on aime l’histoire, mais on n’aime jamais vraiment le style. Alors on applique au style les mêmes mots creux qu’on utilise pour parler du jeu d’un acteur. Joaquin Phoenix dans Le Joker fait une « interprétation démente » dit ce magazine en ligne, parmi les premiers, une « interprétation convaincante » dit cet autre. On ne saura jamais ce qu’il y a derrière ces mots, mais au moins c’est fait, on a parlé du jeu, on peut recommencer à dire qu’on a vraiment beaucoup aimé. On parlera de la même manière du dernier livre de Beigbeder, un livre soi-disant « grinçant ». Cette critique a son charme, mais on peut difficilement affirmer qu’elle est scrupuleuse. On en connaît la cause : l’espace. Tu as 2000 caractères, pas un de plus. Quand on n’a pas, comme moi, la possibilité de parler tout seul à l’aide de milliers de mots, et que l’on doit boucler son papier en quelques phrases, on synthétise. Je crois que s’ouvre alors un champ de bataille théorique où l’on devrait voir s’affronter dans des combats sans fin les tenants de la synthèse et les tenants de la logorrhée. Je propose en guise de ligne de conduite provisoire de considérer peu scrupuleuse la synthèse qui s’affale dans la métaphore. Attention, je ne dis pas que toute métaphore est à jeter, mais que quand le livre est brûlant d’un style fou et orgueilleux qui fait voler le lecteur au-dessus des images d’un univers accablant d’angoisse, on peut légitimement utiliser le papier du critique pour se chauffer.
En étant parfaitement honnête, je dois dire que si cette critique impressionniste, celle des BookTokeuses et des journalistes, avait la courtoisie de laisser un peu de place à ses cousines, je n’aurais jamais écrit ces mots. Ma mère dit toujours qu’il en faut pour tous les goûts. Je crois avec elle qu’il en faut aussi pour tous les temps : une recension rapide de la revue Études pour le lecteur pressé n’ayant que quelques instants pour se faire un avis ; une description plus détaillée dans Le Monde Diplomatique pour le lecteur matinal moins pressé mais attentif à l’arrêt de sa station ; une critique universitaire descriptive et aride dans Critique pour l’apprenti docteur en quête de capital symbolique à la bibliothèque ; une critique impressionniste dans Le Figaro pour donner le change à Madame ; une critique scrupuleuse et prolixe sur un site internet obscur à la ligne graphique épurée. La ligne de front se situe encore une fois contre cette uniformité de la critique dont BookTok est la représentation à la mode. Je voudrais finir sur cet appel aux armes.
Note de l’auteur : les sources des discours cités ont été volontairement dissimulées, ce afin de ne gêner personne.