Image : Les Jeunes Caractères
Illona Dagorn
01 Septembre 2024
Après un long séjour en Nouvelle-Calédonie, Alice Zeniter choisit celle-ci pour cadre de son dernier roman : Frapper l’épopée (Flammarion, 2024). Le sujet en est le retour de Tassadith sur ses terres natales après sa rupture avec Thomas, qui n’envisage pas de quitter la métropole. Le retour de la jeune professeure de français est source de questionnements sur la situation sociale de son pays : si les actions des groupes indépendantistes n’ont jamais cessées, celles-ci semblent de plus en plus importantes, au point que le solde migratoire de Nouvelle-Calédonie est devenu négatif. Les gens quittent le caillou, et pas n’importe lesquels : les Blancs, généralement descendants de colons. Entre les Kanaks, indépendantistes ou non, et les Blancs, qui soutiennent les indépendantistes ou non, il y a « Tass », amputée d’une partie de son histoire familiale. La redécouverte des alentours de Bourail, où la jeune femme passait les vacances lorsqu’elle était enfant, sera l’occasion de combler une histoire et une mémoire trouées. Histoire et mémoire liées, in fine, à celles de quelques-uns de ses élèves : les jumeaux Célestin et Pénélope.
Passons résumé et éloge pour nous concentrer sur une phrase d’Alice Zeniter. À propos de son personnage principal, elle note : « Elle donne à sa détresse la taille d’un archipel1. » La phrase se situe à la fin d’un paragraphe relatant les tentatives maladroites de Tass pour composer un poème. Si le texte que la jeune femme adresse à Thomas est bancal, celui qu’Alice Zeniter adresse à ses lecteurs et ses lectrices ne l’est pas, encore moins cette phrase dont la simplicité recèle une grande richesse. Affirmons-le : cette phrase, si anodine, constitue un acte politique d’écriture. Pour comprendre cet acte et en mesurer la portée, analysons chaque constituant.
Le pronom personnel « elle » réfère à Tass. Il est à la fois le sujet et l’agent de la phrase : le sujet parce qu’il transmet au verbe « donner » ses marques de genre (féminin) et de nombre (singulier) et l’agent parce qu’il indique qui est à l’origine de l’action. « Donne », quant à lui, est la conjugaison à la troisième personne du singulier du présent de l’indicatif du verbe du premier groupe « donner »2. Selon le Trésor de la langue française informatisé (TLFI), ce verbe signifie3 :
L’acception 1.2 indique l’un des sens figurés du verbe « donner », sens ici convoqué. Si Tass « donne à sa détresse la taille d’un archipel »4, c’est en effet d’abord parce qu’elle confère à cette détresse une importance et une intensité particulière. Toutefois, le sens littéral du verbe ne disparaît pas tout à fait : il semble que Tass, pour reprendre les termes de l’acception 1.1 du TLFI, cède volontairement cette taille à sa détresse.
Le verbe « donner » est un verbe polyvalent : son programme syntaxique implique plusieurs termes. Un premier terme indique celui ou celle qui donne, un deuxième exprime ce qui est donné, un troisième précise à qui ou à quoi cette chose est donnée et parfois un quatrième explicite les raisons pour lesquelles cette chose est donnée. Les groupes nominaux « la taille d’un archipel » et « sa détresse » jouent respectivement le rôle de complément d’objet direct (ce qui est donné) et de complément d’objet indirect (à quoi cette chose est donnée). Ces compléments sont les éléments d’une métaphore : l’un, la détresse, est comparé à l’autre, la taille de l’archipel. En stylistique, le premier terme est nommé « comparé » et le second « comparant ». Ici, le comparant est intéressant puisqu’il peut être interprété d’au moins deux manières : soit l’archipel est perçu comme un ensemble de terres éloignées mais étendues, donc comme un espace vaste, soit il est perçu comme un ensemble de terres éparses, certes, mais dont la superficie totale est trop inférieure à celle du continent pour rivaliser.
La phrase que nous avons analysée est donc susceptible d’être interprétée différemment : soit la détresse de Tass est curieusement petite, soit elle est immense. En vérité peu importe : ce qui est remarquable dans cette phrase n’est pas tant la manière dont elle suggère l’intensité du sentiment qu’éprouve Tass que celle dont elle lie ce sentiment à une terre. La détresse de la jeune femme est en effet ancrée, et par conséquent étroitement liée à la situation géographique et politique de l’archipel. Ce lien est d’autant plus symbolique que Thomas, l’ex-compagnon de Tass, est un Orléanais qui n’envisage pas de quitter la ville où il a grandi. De là à voir dans la rupture de ces personnages une rupture entre la France et la Nouvelle-Calédonie, il n’y a qu’un pas… Un pas. Peut-être est-ce qui aura manqué à ces amants pour vivre une histoire digne d’un conte de fées. Dès la première ligne du récit, la voix narrative nous avait prévenu : « C’est une distance qui ne s’avale pas5. » Le proverbe posait déjà le problème du rapport entre la périphérie et le centre, entre ce qui est dominée et ce qui domine.
Approfondissons. Alice Zeniter explore le thème, le topos même, de la rupture amoureuse. Certes il ne suffit pas de l’explorer pour en rappeler les potentialités : en le politisant, l’écrivaine nous incite à interroger la possibilité d’un mariage ou, plus vraisemblablement, d’un divorce entre deux terres séparées, profondément séparées, car au moment où les représentants de l’un récusent avec hypocrisie son passé colonial, les habitants de l’autre ne peuvent entériner ce passé. La « Nouvelle » Calédonie ? Comme la Californie : un espace aux paysages de carte postale. Des plages de sable fin, évidemment blanc, qui recouvre une terre irriguée par le sang.
Mais revenons-en à la phrase si simple, si anodine d’Alice Zeniter : « Elle donne à sa détresse la taille d’un archipel. » Le déterminant possessif « sa » est lié à Tass. La jeune femme se replie sur elle-même avant, nous l’avons vu, qu’un mouvement d’ouverture vers l’extérieur, vers l’ailleurs — en l’occurrence l’archipel — ne donne du sens à ce repli. Le processus à l’œuvre est de nature autobiographique et ce processus ne se manifeste pas seulement à l’échelle du personnage : dans la deuxième partie du roman, Alice Zeniter éclaire en effet lecteurs et lectrices sur la genèse de son texte en avouant que, lors de son séjour, les demandes répétées de ses interlocuteurs quant à l’existence d’une parentèle calédonienne l’ont poussée à mener des recherches. S’ouvre alors une sorte d’exposé sur la politique coloniale française, politique coloniale qui relie le passé de l’Algérie à celui de la Kanaky. Je laisse à celles et ceux qui liront ce papier le soin de se renseigner sur cette histoire ignorée et effacée.
En reliant l’intime et le commun, Alice Zeniter frappe l’épopée non seulement en ce sens qu’elle porte un coup à une forme littéraire mais également en ce sens qu’elle tape une autre épopée au clavier, qu’elle en réécrit une. Son personnage principal, en vol vers son pays natal, répète le geste d’Ulysse mais il ne sera jamais tout fait Ulysse parce que, pour les personnages comme lui, il n’y a pas de héros. C’est ce que Tass comprend un soir où, désespérément seule, elle compose un poème pour Thomas :
Je comprends que tu ne viennes pas,
ce territoire est plein de manques,
ce territoire est plein et creux.
[…]
Il n’y a pas toi, Thomas.
Il n’y a pas.
[…]
Quelques minutes plus tard, elle rouvre le document pour ajouter une ligne (elle ne prétend pas qu’il s’agit de vers, elle n’a pas cette fatuité) : Il n’y a pas de héros6.
Parce qu’elle est une femme, ne serait-il pas plus juste de comparer Tass à une Pénélope en voyage ? Eh bien non. Alice Zeniter ne réécrit pas l’Odyssée de cette manière. S’il y a une Pénélope, cette dernière est un autre personnage : une adolescente kanak qui est aussi l’élève de Tass. En revenant en Nouvelle-Calédonie, Tass retrouve donc une Pénélope. Mais il n’est pas sûr que celle-ci incarne le retour au foyer. Alors que l’adolescente et son frère, Célestin, lisent un extrait devant la classe, leur professeure en prend conscience :
Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n’as partagé la mienne. Sur la dernière partie de la phrase, alors que jusque là il a tenu les yeux baissés sur ses notes qu’il tripotait jusqu’à les rendre humides, il relève la tête et croise le regard de Tass. Et jamais tu n’as partagé la mienne lui arrive doucement sur le visage, comme une toile d’araignée au matin, tendue entre les buissons du jardin7.
Pour Tass, la difficulté est moins d’exprimer sa détresse que de partager celle de l’autre, jamais considérée. L’ouverture vers l’archipel, suggérée dans la phrase que nous avons précédemment étudiée, implique la rencontre, le dialogue, l’écoute, en un mot le partage. Un élément est à cet égard significatif : si Tass s’est installée à Nouméa, si elle y centralise sa rupture, il lui aura fallu se rendre en périphérie pour comprendre cette dernière. C’est aux alentours de Bourail que la jeune femme, tombant, découvrira en effet l’histoire de sa famille et de son pays. Arrière-arrière-petite-fille d’un prisonnier de droit commun algérien exilé de force en Nouvelle-Calédonie, Tass n’est pas la descendante de colons mais de ceux qui, en dépit du mépris qu’ils ont pu éprouver pour les Kanaks, comblèrent autant qu’eux les rangs des perdants de l’histoire. Sa détresse se confond avec celle de Célestin et de Pénélope.
« Elle donne à sa détresse la taille d’un archipel. » L’étude de cette seule phrase éclaire la structure du roman d’Alice Zeniter, structure qui se déploie en trois parties : « Les antipodes », « Avant » et « La surface ». La partie « Avant », dont le style proche de l’essai d’histoire rompt avec la partie précédente, plus fictive, est au centre de l’ensemble parce que c’est celle où le manque qu’éprouve Tass est relié à une histoire collective. À la fin du défilé d’images qui accablent la jeune femme, un murmure : « Mais les enfants grandissent8. » Les enfants grandissent, oui, et oublient que l’histoire de la France et de la Nouvelle-Calédonie ne fut jamais une histoire d’amour mais, à l’instar des ancêtres de Tass, une rencontre imposée, forcée, qui programmait sur les générations futures sa rupture. Saluons Alice Zeniter pour sa capacité à le suggérer en une phrase.
1Alice Zeniter, Frapper l’épopée, Paris, Flammarion, 2024, p.73.
2Je prie mes lecteurs et lectrices d’excuser, pour les uns, l’emploi de termes qui convoquent de douloureux souvenirs scolaires, et pour les autres l’emploi de termes rébarbatifs. La suite du propos impose d’être précise.
3Je ne rapporte ici que les emplois transitifs du verbe.
4Je souligne.
5Alice Zeniter, Frapper l’épopée, op. cit., p.9.
6Ibid, p.71-72.
7Ibid, p.56.
8Ibid, p.298.