Image : Couverture du Voyage en Grèce
Malo de Bizien
14 Juin 2024
En ce début 2024, Baptiste Dericquebourg sortait Le Voyage en Grèce, aux éditions Anacharsis. Ce livre que je n’ai pas assez vu dans les librairies tient à la fois du récit autobiographique et de l’essai politique. L’auteur raconte notamment ses pérégrinations en Grèce alors qu’il donnait des cours à l’Institut Français d’Athènes entre 2011 et 2013. À ces voyages se mêle le pudique récit d’une histoire d’amour avec Evie, les conseils d’un autochtone au cas où l’on croiserait un ours, la fois où Baptiste se retrouva en garde vue pour avoir manifesté et le camping sauvage sur les plages des Cyclades. C’est un livre qui contient sa mélancolie, celle des voyages en Grèce qu’entreprenaient les garçons de bonne famille auparavant, en ce temps où la Grèce était le berceau de l’humanité, le landau des sciences et le creuset de la Culture, en ce temps où l’on tombait d’émotion devant Athènes, comme Ernest Renan dans sa Prière sur l’Acropole :
« Ce fut à Athènes, en 1865, que j’éprouvai pour la première fois un vif sentiment de retour en arrière, un effet comme celui d’une brise fraîche, pénétrante, venant de très loin. L’impression que me fit Athènes est de beaucoup la plus forte que j’aie jamais ressentie. Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux : c’est celui-là. Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. C’était l’idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. Jusque-là, j’avais cru que la perfection n’est pas de ce monde ; une seule révélation me paraissait se rapprocher de l’absolu. »
Ce n’est plus vraiment le cas maintenant. C’est une des tensions que traite l’auteur en la liant avec un certain doigté à des considérations politiques, considérations qu’on se réjouirait de voir questionnées et débattues.
Mais, moi, je n’ai pas les compétences pour juger de l’intérêt politique de l’essai de Baptiste Dericquebourg. Et pourtant je ne peux pas me contenter d’un : « c’est dense et bien écrit ». On attend mieux, on attend que j’explique pourquoi même les néophytes en histoire grecque et en géopolitique peuvent s’émouvoir et prendre plaisir à la lecture de cet essai. Comment mieux vous en convaincre qu’en vous faisant goûter un peu de l’écriture de l’auteur, et par la même occasion ouvrir un nouveau genre d’articles où l’on s’attachera à ne commenter qu’une phrase, la phrase qui nous a retenus ?
***
Je suis sur la terrasse, chez mes parents, en polaire, et j’entame le chapitre appelé « Des Îles ». L’auteur évoque les chantiers publics trop lents pour être honnêtes, puis il part. Il visite les îles comme pris d’une « fièvre du collectionneur ». Alors il raconte combien ces îles s’endorment, plus ou moins tranquillement, quand elles ne deviennent pas des attrapes touristes géants : Sifnos, Syrios, Naxos, Kéos, Kythnos… Et puis… Et puis il y a ce début de paragraphe :
« Après la joie du départ, j’étais souvent soulagé de rentrer à Athènes. Malgré leur variété, un grand nombre d’îles m’ont laissé le sentiment d’avoir parcouru une surface avec quelques traces mal gommées du passé, sur laquelle on a installé ici et là un décor pour les visiteurs. Dans l’île-capitale de l’archipel, Syros, le passé industriel — en l’occurrence, les chantiers navals — survit à l’état résiduel — et pour combien de temps encore ? Après les massacres commis par les Ottomans sur les populations grecques des îles de Chios et Psara, pendant la guerre d’indépendance, armateurs et commerçants de ces deux îles étaient réfugiés à Syros et lui avaient apporté un essor économique sans équivalent. Aujourd’hui l’activité des chantiers ne cesse de décliner ; mais on a ouvert un Musée de l’industrie navale et textile. »
Je relève les yeux. Phrase parfaite. C’est ce que j’inscris dans la marge du livre (avec une accolade).
Ce début de paragraphe fonctionne comme fonctionne le livre : le « je » se rappelle, puis les exposés plus généraux apparaissent, enfin une phrase vient clôturer l’exposé dans un superbe geste de synthèse. C’est d’une grande précision argumentative, d’une rigueur cicéronienne sans la lourdeur. On rebondira ainsi jusqu’à la fin du paragraphe, pour retrouver notre auteur au début du prochain. Évidemment ce style argumentatif n’est ni neuf dans l’histoire littéraire ni systématique dans le livre de Baptiste Dericquebourg, et on pourrait presque lui en tenir rigueur. Heureusement pour lui, cette organisation soutient davantage le propos qu’on pourrait le croire de prime abord.
Reprenons. « Je » raconte un souvenir, puis il laisse sa place à l’histoire de la Grèce, enfin il conclut. Ce qui me plaît ici, c’est la somme des mémoires : « je » parle au passé de son passé, puis raconte le passé du territoire sur lequel il est, et raconte comment le territoire vit sur son passé, grâce à la mémoire qu’il construit. Plus les phrases s’enchaînent, plus on s’enfonce dans la mémoire, plus on fait l’expérience du traumatisme grec, traumatisme que l’auteur semble vouloir nous faire comprendre, celui d’un pays avec une mémoire et une Histoire, mais sans avenir. La Grèce serait un pays qui vit de sa mémoire, mais qui ne se raconte plus d’histoires. Et tout cela résonne dans cette phrase : « Aujourd’hui l’activité des chantiers ne cesse de décliner ; mais on a ouvert un Musée de l’industrie navale et textile. » On sent l’amertume de l’auteur dans cette tournure adversative (formule jargonnante pour dire qu’il y a un « mais »), mais l’antithèse nous fait sentir le poids du traumatisme que je viens d’évoquer et qui attrape au col les gens que nous sommes parfois. Il y a en effet une antithèse que je trouve excessivement puissante dans cette phrase : « l’activité des chantiers » (sujet de la première proposition) s’oppose syntaxiquement au « on » de la deuxième proposition (lui aussi sujet), et s’oppose thématiquement au « Musée ». On comprend que petit à petit l’activité des chantiers s’épuise et prend sa place un « on » indéfini par l’auteur, liquide, une communauté sans nom, peut-être sans histoire, sans figures, un « on » qui pourrait en être un autre : les autorités locales, la nécessité du marché, la concurrence touristique avec les autres îles… Ce « on » est aussi le rappel qu’une véritable vie n’a pas besoin de sujet autre qu’elle-même, ce « on » c’est l’infirmière qui passe de chambre en chambre. C’est aussi le pronom qui permet à tout un chacun de prendre de la distance avec soi-même : on verra demain… C’est le pronom de l’absence d’envie, de l’absence de vie, de l’absence de singularité, c’est le pronom de la troïka. Ce « on » indéfini est encore le conservateur d’une mémoire, le conservateur du musée, celui qui préserve ce qui a été, alors même que s’endort et s’épuise ce qui est et sera, ce qui est encore en activité, ce qui vit : les chantiers navals.
***
Le Voyage en Grèce raconte ce pays qui s’endort, qui ne bouge qu’à peine dans sa salle d’anesthésie à moitié consentie. Et pourtant il y a des lignes de fuite, un enjeu éthique entre la posture du touriste et celle du brigand des montagnes, des amitiés, un amour, un retour, des rires, des cris, de la poésie et des slogans. Mais tout cela, il faut le découvrir soi-même en se procurant dès maintenant Le Voyage en Grèce.