Free cookie consent management tool by TermsFeed Policy Generator Jo Witek, Y a pas de héros dans ma famille - Actualités, Le casier 1 - Les Jeunes Caractères
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Image : Les Jeunes Caractères

Le casier - 1

À propos de « Y a pas de héros dans ma famille » de Jo Witek

Illona Dagorn

08 Janvier 2025

    Dans la salle des professeurs, il y a des casiers. Ils sont souvent remplis de copies, de polycopiés, de bons de commande pour une quelconque vente et d’une tasse de café. Quand on est professeur de français, s’y ajoute une pile de livres. Dans cette pile, on trouve pêle-mêle des recueils de nouvelle, des anthologies de poésie, des romans pour adolescent. En bref, de quoi occuper les élèves lorsqu’ils ont terminé un exercice ou un contrôle. Ces livres généralement acheté chez le bouquiniste sont, pour moi, l’occasion de découvrir des textes de littérature jeunesse parus il y a déjà quelques années. Des textes que j’ai aimés et que je souhaite partager à mes élèves… Et aux lecteurs des Jeunes Caractères.
 
    Ce mercredi, c’est le roman de Jo Witek intitulé Y a pas de héros dans ma famille ! qui tombe de mon casier. En toute honnêteté, ce n’est pas la couverture jaune de ce livre qui m’avait poussée à me le procurer mais, plutôt, son amusante illustration représentant un garçon qui lit… dans sa baignoire.
 
 
Les devoirs, finalement, je les fais toujours dans la baignoire1.
 
 
    Si Maurice Dambek, Mo pour les intimes, fait ses devoirs dans la baignoire, c’est que l’appartement dans lequel sa famille vit ne lui offre ni espace, ni silence. La musique qui jaillit de la voiture de Titi, les chansons hurlées par Bibiche, les commentaires des présentateurs de la télé, les commérages des femmes qui cuisinent, les aboiements des chiens, les disputes des gamins : une cacophonie qui est signe de vie, oui, mais qui est peu propice à l’étude, aux échanges philosophiques, aux projets remarquables. Et c’est ce que reproche Mo à ses proches : chez lui, pas de héros mais des zéros.
 
 
- En résumé, t’as honte de nous. C’est ça ? a demandé Titi, qui a été le premier à saisir ce qui se cachait derrière mon affaire.
Je n’ai pas osé répondre.
- Tu voudrais une famille bien élevée, bien propre, bien friquée ? C’est ça, Tit’tête ? a renchéri Titi, en dodelinant de la tête.
- C’est vrai, Mo, on te fout les boules ? a ajouté Bibiche. Franchement, je suis déçue. C’est pour ça que tu m’as critiquée l’autre jour sur ma façon de m’asseoir ?
- Et moi, sur ma façon de parler ! s’est plaint Gilou. Tu deviens chelou, Mo, hyper-chelou…
- C’est bon, arrêtez ! Je ne me sens pas comme vous, c’est tout ! J’ai hurlé. Mais je ne me sens pas mieux chez mon copain ! Je suis entre deux pays, je suis un étranger, j’ai crié. Un étranger ! Un vilain petit canard, partout où je suis2 !
 
 
    Plus encore qu’elle ne déconstruit l’idée de héros, Jo Witek pointe la difficulté qu’il y a à s’affirmer quand on navigue entre deux mondes : celui de la maison et celui de l’école. Mo est en colère non seulement parce qu’il ne descend pas d’une famille de héros mais également parce qu’il ne sait pas qui il est ou qui il devrait être. Perdu entre ses identités, il nous confie d’ailleurs qu’« avant, Maurice Dambek et Mo s’entendaient vachement bien3 ».
 
    Les remarques de Mo sur ses langues, celle de la maison et celle de l’école, sont à cet égard révélatrices :
 
 
Chez moi, ça mitraille sec, ça tue des gens, des monstres, des fruits et des bonbons et les écrans ne s’éteignent jamais. On parle une autre langue. Un mélange de mots d’école et puis d’autres, des gros, des interdits et même des inventés. Avant, « Merci, au revoir et bon appétit » côtoyait « Vas-y enfoiré, casse-toi bouffon à lunettes et viens bouffer ». Pas de prise de tête, et tout était clair entre ma classe bien rangée et ma maison loufoque. Il suffisait de ne pas se tromper de langage, de ne pas se mélanger les guibolles avec les mots, les expressions ni les façons4.
 
 
    Dès les premières pages du roman, le projet est manifeste : à travers le personnage de Mo, Jo Witek questionnera les niveaux de langue. Or, l’autrice ne se contente pas de mettre en évidence l’idéologie de celles et ceux qui classent les mots selon ces niveaux : il me semble qu’elle souligne l’inanité même de ces classements. De fait, pourquoi le mot « soulier » serait-il plus agréable à entendre que « godasse », si ce n’est en raison de ces sacro-saints niveaux de langue ? Ce sont des mots différents, certes, mais ils renvoient à la même réalité. En cours de français, on dira que ce sont des synonymes, et on ferait peut-être mieux de s’arrêter là. Au fond, à quoi bon préciser que « soulier » relève d’une langue soutenue et « godasse » d’une langue familière voire vulgaire (sous-entendu moindre) ?
 
    Considérer qu’un mot relève d’une langue soutenue et qu’un autre non, ce n’est qu’une convention. À l’époque médiévale, baiser signifiait simplement « embrasser ». Autant dire que le mot n’était pas considéré comme familier, contrairement à nos jours où on lui préfère « faire l’amour ». Au fond, c’est donc au pouvoir des conventions que se confronte Mo : certaines manières de s’exprimer, de se comporter, de se vêtir même seraient plus élevées, plus distinguées, plus raffinées que d’autres (plus « saines » irait jusqu’à dire Mme Castant, la mère d’Hippolyte, le copain de Mo).
 
    Si le roman de Jo Witek m’a touchée, c’est en ce qu’il m’a aidée à mettre des mots sur un paradoxe qui m’ennuyait depuis le mois de septembre. Je suis professeure de français et, comme telle, j’enseigne la langue de l’école. Que je le veuille ou non, je transmets cette langue courante voire soutenue des milieux privilégiés qu’on m’a moi-même demandé d’adopter et de diffuser. Et pourtant… Je dis non. Je suis professeure de français et mon objectif n’est pas de convaincre mes élèves des bienfaits du bon français. Mon objectif est de les convaincre qu’il n’y a pas en soi de niveau de langue plus élevé qu’un autre. Il y a des situations, seulement des situations, et je n’ai d’autres prétentions que leur donner les moyens d’y répondre… avec les mots qu’ils choisiront.
 
 
 
Notes :
 
1Jo Witek, Y a pas de héros dans ma famille !, Paris, Gallimard Jeunesse, coll. Folio Junior, p.19.
2Ibid, p.91-92.
3Ibid, p.7.
4Ibid, p.8.
 
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