Image : Les Jeunes Caractères
S’amuser lorsqu’on a le NKVD sur le dos, c’est assurément s’amuser à ses dépens. Emma Siniavski ne le sait que trop, son grand-père ayant été condamné à sept ans de goulag pour avoir clandestinement écrit des essais diffusés en France sous le pseudonyme Abram Tertz. Dans la bande dessinée qu’elle vient de réaliser, elle revient sur le parcours de cet intellectuel au physique étonnant et à la pensée dérangeante. Qu’Andreï Siniavski, cet homme à la barbe de travers, continue de moquer les pontes de la littérature, il verra ! Hélas, si l’homme n’avait que vu, peut-être n’aurait-il pas quitter l’URSS. Emma Siniavski rappelle à cet égard la surveillance dont son aïeul fut l’objet, les enjeux de son procès, ses conditions de détention et son départ pour la France. Mais c’est également le portrait d’une grand-mère vive, futée, peut-être un peu folle qu’elle esquisse. Une grand-mère amusante, attachante, séduisante dont les agents du gouvernement ne manqueront pas d’être les dupes. Vous l’aurez compris, on sourit souvent en tournant les pages de Babouchka & Dedouchka, on rit parfois aussi, même si l’on sait que les Siniavski ont vécu des années difficiles (notez l’euphémisme). Le trait fin de l’autrice lui permet de tracer les contours de personnages qui se masquent, qui se cachent, qui échappent jusqu’au jour où le règne de la bêtise les en empêchera ou, plutôt, les incitera à s’y prendre autrement. Une forme de légèreté se dégage des ces pages où le blanc domine, parfois égayé par des aplats qui contribuent, sur le plan graphique, à ne pas ériger le registre pathétique en registre dominant. Entre légèreté et gravité, Emma Siniavski signe donc un ouvrage ô combien drôle et émouvant, une sorte d’hommage en textes et en images dont chaque page manifeste une grande tendresse.
Emma Siniavski, Babouchka & Dedouchka, Survivre et s'amuser au pays des Soviets, Paris, Éditions Sarbacane, 2025.