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"Fantaisies guérillères" - Guillaume Lebrun
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Image : Les Jeunes Caractères

"Fantaisies guérillères" - Guillaume Lebrun

Lecture

Illona Dagorn

07 Août 2024

Alors qu’elle vient de raconter la prise d’Orléans, Jehanne est interrompue par Yolande d’Aragon, qui lui a permis de devenir une jeune femme accomplie — comprendre une « Guérillère et prophétesse, au service du roy Charles le VIIème »1 : « Shut up, c’est à moi de reprendre la parole2..»

« [R]eprendre la parole » est sans conteste l’un des enjeux de Fantaisies Guérillères, roman de Guillaume Lebrun dans lequel ce dernier imagine que Yolande d’Aragon, épouse de Louis II d’Anjou et par conséquent figure de la maison d’Armagnac, et son élève reviennent sur la geste jehannesque. Menée par Yolande — « YO » pour les intimes —, la première partie du récit revient sur le projet de la dame, à savoir l’établissement d’une école où une quinzaine de petites filles doit être éduquée afin que l’une d’entre elle sauve le royaume de France. Au début de la deuxième partie, l’élue accepte de poursuivre le récit mais prévient son interlocuteur : « Tu veux que je parle devant toi, je m’exécute puisque c’est mon tour, mais sache que YO a raison, je suis malaisée en arguties3. » Les parties suivantes sont tour à tour prises en charge par Yolande et par Jehanne, chaque personnage étoffant le contenu des péripéties rapportées par l’autre tout en déroulant le fil de l’Histoire.

« [R]eprendre la parole », dans Fantaisies Guérillères, est donc d’abord une nécessité liée à la composition du roman : à la fois personnages et narratrices, Yolande et Jehanne racontent l’une après l’autre. Toutefois, le « Shut up » que lance la première à la seconde n’est pas seulement la marque de cette nécessité : l’impératif renvoie à la portée même du texte, où une parole féminine s’élève alors même que ceux qui ont écrit l’Histoire n’ont cessé de la taire.

Ne nous trompons pas : l’ouvrage de Guillaume Lebrun est un ouvrage de fiction. Une « fantaisie », comme le souligne le titre. Que Jeanne d’Arc ait ou non été élevée par une duchesse, nous ne le saurons pas. Ce n’est d’ailleurs pas notre problème : réécrire l’Histoire, d’un point de vue littéraire, ce n’est pas seulement investir ses blancs pour en éclairer les ombres, mais aussi faire des événements déjà étudiés une matière à informer — une création, en somme.

 

Oui, mais.

Ouvertement féministe, le propos de Guillaume Lebrun nous rappelle que si les grands du royaume de France écoutèrent d’abord Jeanne d’Arc, ils ne l’aidèrent pas face au bûcher ensuite. Plus encore, si quelques historiens ont réhabilité la Pucelle dans les siècles qui suivirent, ils l’ont souvent considérée comme un être exceptionnel, une sainte. Dans le quatrième tome de La France, les femmes et le pouvoir, l’historienne Éliane Viennot note à cet égard :

Non seulement [les femmes] n’existent qu’à l’état de traces [dans les écrits historiques masculins], mais ces traces mêmes, le plus souvent, sont chargées de connotations qui fournissent l’explication de leur rareté, voire de leur exclusion des positions de pouvoir : les femmes sont incapables de s’y tenir, si encore elles ne sont pas nocives à la collectivité, en raison de leur faiblesse constitutive, de leur propension à la galanterie, de leur sentimentalité excessive… à moins que Dieu n’y mette la main. Ce à quoi il ne semble guère avoir songé qu’une fois4.

L’effacement des femmes des écrits historiques masculins n’est pas anodin : il témoigne du souci d’exclure les femmes de la scène politique et historique. De quoi légitimer non seulement l’idée selon laquelle elles ne sont pas actrices de l’histoire, mais également celle selon laquelle elles ne peuvent, comme telles, l’écrire. Ces présupposés soulignent la portée politique de l’écriture historique : laisser les dames s’en emparer et convoquer leurs propres modèles, ce serait laisser penser qu’elles jouent un rôle ! Tel est pourtant le souhait de Jehanne la septième, l’une des élèves de Yolande d’Aragon, qui avoue à Jehanne la douzième :

 

« Je veux escrire ton histoire.
— Escrire mon histoire ? Mais quelle histoire ?
— Celle de ton épopée Jehannesque. Tu seras la dernière Jehanne, tout le monde le sait. Seule YO l’ignore encore, mais elle l’apprendra bien vite.
— Et toi là-dedans, que seras-tu ?
— Je ne serai rien si ce n’est la narratrice. Jehanne la septième. Venue de Beaune.
— Je n’entrave rien à tes balbuties.
— N’aie crainte, moi, je sais. Je m’appelle Jehanne de Beaune et j’escrirai ta fiction5. »
 
 
Tel est également le souhait de Yolande, dont nous découvrons à la fin du roman qu’elle est à l’origine de Nouvelles vies parallèles des femmes illustres. Pastiche de l’œuvre de Plutarque, cette amusante réécriture n’est pas dénuée de sérieux. En témoignent les mots qui l’ouvrent :
 

Icelle Yolande qui te parle ai escrit ce petit Traité des femmes puissantes. Tu y trouveras quelques renseignements volés à l’Histoire et parvenus jusqu’à nous malgré farouche volonté des hommes d’effacer les Grandes Guérillères des registres. Tu pourras ainsi mieux comprendre la férocité de celles qui composent nostre troupe et la force de nostre armée6.

Guillaume Lebrun ne se contente pas de s’approprier le mythe de Jeanne d’Arc. Si l’écrivain assure que « chacun à sa propre Jeanne d’Arc » et s’il espère que Jehanne « sera la Jeanne d’Arc d’autres »7, il s’inscrit également dans la lignée d’une Monique Wittig qui, dès 1969, entendait réécrire une histoire écrite par les hommes8. Autrement dit, Monique Wittig et Guillaume Lebrun paraissent avoir une ambition commune : l’avènement d’une mémoire féministe de l’histoire.

Dans Fantaisies Guérillères, cet avènement ne s’appuie pas vraiment sur des modèles à suivre. Les personnages féminins, y compris la « Supreme Queen » Yolande d’Aragon et son ennemie Isabeau de Bavière, se distinguent certes par leurs capacités à prendre des initiatives. Ils ne sont cependant pas dénués de ridicule :

— Isabeau, que faites-vous en ce lieu d’apocalypse ?

— Du verstehst nichts, Arschloch ! Je suis née pour ça ! C’est la Bêêêêêêêêêêêête ! La Bêêêêêêêêête de la fin des temps ! J’étouffe de joie ! C’est là mon destin, Yolande ! Mein Kind est tout près du sacre, rien n’arrêtera son ascension, pas même la bouche d’ombre qui s’ouvre sous nos pieds. C’est à moi qu’il revient de combattre ! Tu pensais vraiment que j’allais rester Arsch en trône et laisser une créature sortie des enfers l’empêcher de se faire oindre par l’huile de Clovis ? Nenni ! Tu es folle de douter de ma dévotion ! Allez, maraudes, n’ayez point peur, Dieu est avec nous ! Monjoiiiiiiiie ! Saint-Deeeeeeeniiiiiiiiiiis ! Lass uns das Biest töten, for God’s sake!

Autre passage amusant, celui où Jehanne la quinzième est lavée par Yolande :

Toute impatiente et furieuse, elle me passa le savon et le crin sur le corps, et même au-devant et au-derrière et sur les cheveux, et, ainsi fait, me plongea la tête sous l’eau, puis recommença à nettoyer encore plus rageusement, me replongeant la tête sous l’eau, et ainsi de suite.
Je saisis alors ce qu’elle faisait vraiment.
Elle me donnait baptême10.
 

En vérité, la renaissance de Jeanne-Jehanne concerne à la fois son personnage et le mythe dont il est l’objet. Les paragraphes qui suivent le soulignent, Jehanne niant l’idée selon laquelle elle est au service d’un dieu :

Ce jour-là, je suis née pour la deuxième fois.
[…]
J’étais Guérillère et prophétesse. Et ce dès mon premier cri, déjà élue au sortir du ventre, n’appartenant à aucun dieu ni dogme. Mien esprit que je croyais confus était façonné pour comprendre des choses que personne d’autre ne pouvait. Et mien corps n’était en rien une honte que je devais traîner, mais l’incarnation de mon incontestable puissance, la démonstration de ma force de Nature11.
 

Que les corps féminins n’aient pas été un sujet digne d’intérêt pour les historiens avant la seconde moitié du XXème siècle est désormais une évidence. La prise en compte de corps féminins qui désirent, qui luttent, qui s’émancipent est une audace tardive dans le domaine historique. Elle est moins étonnante dans le domaine littéraire, même si les lignes que consacre Guillaume Lebrun à ces corps méritent d’être saluées : inscrites dans des pages où la liberté sexuelle est célébrée, elles contribuent à la diffusion d’un discours qui outrepasse cette dernière pour une liberté de genre qui, hélas, ne cesse d’être remise en cause.

Aux portraits dressés par les amateurs de mysticisme d’une Jeanne d’Arc à l’écoute du divin, Guillaume Lebrun privilégie donc le portrait d’une femme forte parce que capable de supporter une armure d’une trentaine de kilos, de porter une épée et de la manier pour tuer l’ennemi. Une guerrière « grosse » voire « gigantesque », pour reprendre les propos de l’écrivain12, mais également ouvertement lesbienne. Un personnage incarné plus que divinisé, en somme, et ré-inscrit dans le temps des Hommes - celui de l’histoire.

 

 

1 Guillaume Lebrun, Fantaisies Guérillères, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2022, p.187.

Ibid, p.203.

Ibid, p.53.

4 Viennot Éliane, La France, les femmes et le pouvoir, t. IV, L’Âge d’or de l’ordre masculin (1804-1860), Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 261. Dans la dernière phrase, Éliane Viennot évoque bien sûr le cas de Jeanne d’Arc, dont le rôle militaire fut longtemps justifié à l’aide d’une rhétorique du merveilleux.

5 Guillaume Lebrun, Fantaisies Guérillères, op. cit., 135.

6 Ibid, p. 296.

Propos de Guillaume Lebrun lors d’une rencontre à la librairie Mollat (Bordeaux) en 2022. Vidéo disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=PdcqVV5kocE

Monique Wittig, Les Guérillères, Paris, Les éditions de Minuit, 1969.

Guillaume Lebrun, Fantaisies Guérillères, op. cit., p.243.

10 Ibid, p.128.

11 Idem.

12 Propos de Guillaume Lebrun lors d’une rencontre à la librairie Mollat (Bordeaux) en 2022. Vidéo disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=PdcqVV5kocE

 

 

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